Quand j’étais enceinte de Paul, j’ai consulté une ostéopathe deux ou trois fois. En arrivant à la première consultation, je m’étais demandée si elle aussi était enceinte. Dans l’incertitude, je n’avais rien dit ou demandé mais quelques semaines plus tard, je l’avais croisée dans une rencontre d’information offerte par la maison de naissance où j’étais suivie. J’avais su qu’elle attendait un bébé quelques semaines après moi seulement.
Quand Paul est décédé, j’ai séparé mentalement les bébés qui nous entouraient de près ou de loin en deux groupes distincts. D’un côté, ceux qui étaient nés avant Paul, et dont la naissance m’avait réjouie. De l’autre, ceux qui étaient nés, ou allaient naître, après lui. Je voulais être heureuse de l’existence de ces autres bébés, je voulais être heureuse pour leurs parents qui les accueillaient dans leurs vies, mais je n’y arrivais pas. Pendant plusieurs mois, le désespoir de vivre sans Paul a bouffé toute l’énergie qu’il m’aurait fallu pour m’occuper des autres, pour vivre leurs joies, leurs découvertes.
Petit à petit, j’ai réappris à faire de l’espace en moi pour m’impliquer émotivement dans les événements marquants qui rythment la vie de ma famille, de mes ami.e.s, de mes connaissances. Mais je n’y étais pas encore parvenu quand je suis devenue enceinte d’Aimé.
Je suis retournée faire du yoga prénatal avec la prof qui m’avait enseigné en portant une petite fille née à l’automne avant Paul.
J’ai changé d’ostéopathe. Je n’avais pas le courage de retourner voir celle qui, je m’imaginais, avait un bébé de six ou sept mois à la maison.
Je l’ai croisée aujourd’hui, alors que je travaillais dans un café. Elle est rentrée avec son conjoint et ses deux fils. Le premier a deux ans et des poussières. L’autre un peu plus de six mois.
On a parlé un petit peu. Elle aussi est à la recherche d’une place en garderie pour son petit.
En la regardant repartir avec ses deux enfants, avec sa famille qui semble complète (je pourrais me tromper à cet égard, évidemment), je m’imagine avec Paul et Aimé, vivants tous les deux. J’imagine ce que ça voudrait dire, avoir une famille, être une famille, sans un trou béant en son centre.
C’est le printemps. Les familles sortent de leur hibernation, les bambins sont enfin libérés des habits de neige qui entravaient leurs mouvements. Ça me frappe de plein fouet de voir où en sont les enfants nés un mois ou six mois ou neuf mois après Paul. Ils et elles marchent avec aplomb, parlent, plusieurs sont devenus grands frères ou grandes sœurs.
Ça pourrait être Paul.
Ça pourrait être nous.