J’ai l’impression qu’il faut que je cogne tout doucement à la porte, que je l’entr’ouvre prudemment, que je demande, en chuchotant, la permission d’entrer. Que je m’avance sur la pointe des pieds, que je me pose sans déranger. Que j’écoute le silence de cet espace que je visite peu ces derniers temps.
J’ai l’impression qu’il me faut ré-apprivoiser ce lieu, ré-apprivoiser ce lien de lettres et de mots enchevêtrés qui m’unit à Paul. Dans le quotidien, dans la maison, il y a d’autres liens. Il y a les photos, il y a les souvenirs, il y a les objets. Il y a Aimé qui, assis dans l’escalier m’explique qu’il y a « Pau’ en haut » et « Pau’ en bas aussi » et pointant de son index potelé les deux photos encadrées.
Il y a cette tristesse qui m’habite toujours mais que les préoccupations ordinaires arrivent à étouffer. Faute de temps pour être pensée, faute de mots pour être dite, elle se fond dans l’arrière-plan de mon existence. Elle se laisse oublier. Elle demande moins à être nommée, à être écrite.
Je traverse des jours dont la stabilité m’étonne parfois. Les rebondissements émotifs et les pleurs se font rares. Plus rares que ce que j’aurais cru possible il n’y a encore que quelques mois. Je m’en étonne. Je me demande si c’est normal – ou si ça fait de moi une personne défectueuse – de ne plus ressentir avec autant d’acuité la souffrance de vivre sans Paul.
Je ne sais pas.
Mais je sais que parfois, la douleur reprend ses droits. Qu’elle me rentre dedans, me prend à la gorge sans prévenir.
Le souvenir de l’horreur d’apprendre l’état du cerveau de Paul, deux jours après son hospitalisation. Le mélange d’espoir et de déni dans lequel j’aurais voulu rester mais qui ne pouvait nous protéger de la réalité.
Le rappel qu’on a qu’un enfant avec nous. Et pas deux. et. pas. deux.
Le rappel fait avec insistance, ou insouciance, ou ignorance.
L’angoisse qui m’attrape soudain à l’idée d’aller à pied au magasin qui vend des épices et des produits en vrac à moins de deux kilomètres de chez nous. L’angoisse de quitter le sentier qui longe la rivière pour entrer dans cette zone commerciale. L’angoisse de faire ce trajet qui appartient à Paul, de suivre les traces effacées de ces derniers pas. Le souvenir du corps minuscule de Paul lové contre moi. Le souvenir de mon petit bonheur brisé.
L’angoisse.
Le souvenir de l’horreur.
Le souvenir de la perte totale de mes repères.
C’est là, encore. Sous le quotidien tranquille.
Mon besoin de dire est là aussi, encore.
Alors je pousse la porte sans bruit. Je reprends là où j’ai laissé.
Tu exprimes tellement justement ce que je ressens. Et tu me tires quelques larmes ce matin. Merci Typhaine, c’est incroyable comment je me sens proche de toi sans jamais t’avoir rencontré.