un jour

— Un jour on ne sera plus avec Aimé.
— Tu veux dire, parce qu’il va grandir et partir en appart?
— Ben ça… mais aussi… tu sais, tôt ou tard, un de nous va mourir.

Un moment simple, un bout de soirée humide, rythmé par le bruit du ventilateur.
Coupé.
Les rôles sont renversés.

P. qui lâche cette bombe. P. qui a, me semble-t-il, le bonheur si facile, l’insouciance si naturelle. P. dont les fines lignes pleines de rire autour des yeux m’ont charmées dès notre rencontre — il est heureux, je m’étais dit.

Il m’annonce cette vérité à laquelle je ne peux me soustraire.

Pour une fois, je vivais le moment sans l’analyser — Aimé qui escalade son papa, qui « lit » un de ses livres préférés, qui s’esclaffe de rire pour on ne sait trop quoi — sans revoir ce que j’avais fait avant, sans prévoir ce qu’il fallait faire ensuite.

Un jour on ne sera plus avec Aimé.

C’est vrai. Mais je ne peux pas vivre en y pensant. C’est la vérité. Mais il faut que que je continue de m’appliquer à l’ignorer.

Aimé a eu deux ans récemment, et une partie de moi ne peut s’empêcher de comprendre ces deux années comme un sursis. Rien de grave n’est arrivé. Jusqu’ici. Quand je pense à la possibilité d’avoir un autre enfant, je pense à tout ce qui pourrait mal se passer, à tous les problèmes qui pourraient survenir en cours de grossesse, ou à la naissance, ou après. Avoir un autre enfant, c’est doubler le risque de vivre un drame.

J’essaie d’ignorer tout ce qui pourrait mal tourner. J’essaie de laisser Aimé vivre sa vie sans lui transmettre cette peur qui m’habite, cette inquiétude qui grimpe quand j’entends parler d’un bambin qui s’est sauvé de sa maison au petit matin, d’un enfant noyé en pleine fête d’enfants, d’une jeune adulte qui perd pied dans un sentier. J’essaie d’oublier tout ce qui pourrait lui arriver.

J’essaie aussi de me détacher de l’idée que je vais mourir avant qu’Aimé ait eu le temps de grandir, de creuser ses racines, de déployer ses ailes.

Je suis fascinée, un peu malgré moi, par l’histoire de cette femme, Geneviève, qui est née tout près de chez moi et qui est morte de l’autre côté du continent. Fascinée et révoltée par son cancer, par sa mort alors que sa fille avait à peine plus d’un an. Je sais que ça peut arriver. Je veux connaitre son histoire, comme si ça allait m’offrir une quelconque protection (je sais que ce n’est pas le cas).

Un jour on ne sera plus avec Aimé.
Un jour. Aimé sera là, mais pas moi, pas nous.

J’espère que ce sera dans cet ordre-là. Dans l’ordre normal des choses. J’espère qu’un jour nous partirons et que ce jour-là, Aimé aura tous les outils et les ami.e.s et l’amour qu’il faut pour vivre.

C’est peut-être l’ordre normal des choses mais je ne veux pas y penser.
Je ne peux pas y penser.

Pas tout de suite.

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