histoires

Les narratifs populaires pour raconter l’histoire des bébés, des enfants et des adultes qui font face à des problèmes de santé majeurs sont ceux qui parlent de combat, de courage, de volonté, de triomphe. Le prématuré qui avait tellement le gout de la vie, la cancer survivor, qui court un 5 km dans son ensemble rose au son des slogans vides… Dans ce schème de pensée, l’histoire de ceux et celles qui y laissent leur peau est rendue invisible.

Enfant, je me souviens m’être sentie définie par le fait d’être en bonne santé. N’avoir jamais été hospitalisée, n’avoir jamais pris d’antibiotiques, me semblait être un élément important de qui j’étais, et me paraissait comme une preuve de ma valeur. Peut-être est-ce la conséquence d’être élevée par une médecin? Comment expliquer ce sentiment qui m’habitait alors et qui ne m’a pas complètement quittée? J’avais la même satisfaction à l’idée d’avoir mes quatre grands-parents vivants, comme si tout cela peignait un portrait de famille lisse, symétrique, entier. C’était une source de fierté étrange mais bien présente dans ma tête – et ça l’est encore, au fond, même si la belle image que je me faisais enfant est aujourd’hui craquelée.

Alors même que j’écris ces mots, j’ai de la difficulté à comprendre d’où viennent ces sentiments qui me semblent à la fois si profondément ancrés en moi et si éloigné des valeurs que je souhaiterais avoir.

Et pourtant, je ne suis pas la seule à accorder une valeur élevée à cette « performance en santé ». La moindre discussion autour de la grossesse et de l’accouchement suffit à s’en convaincre. Celles qui tombent enceintes facilement en sont fières, celles qui sont tombées enceinte du premier coup le racontent à la manière d’une histoire de pêche : « j’ai à peine essayé, j’ai pêché un beau bébé ». Par contre, on chuchote pour parler de problèmes de fertilité, et on se tait carrément quand il est question de fausse-couche. Idem pour les histoires d’accouchement. Selon le milieu et les croyances en vigueur, l’accouchement de rêve varie un peu, mais pour toutes, la barre est haute pour y parvenir. Elle l’était certainement pour moi, après neuf mois de lectures visant à me préparer à la « naissance heureuse » que j’appelais de tous mes vœux. Dans un tel contexte, le choc a été difficile à encaisser. Comment de ne pas douter du bon fonctionnement de son corps quand s’additionnent, à un an d’intervalle, une fausse-couche et un accouchement qui sera allé de mal en pis jusqu’à se terminer par une césarienne? Comment cela pouvait-il m’arriver, à moi qui me sentais définie par une histoire médicale aux vertus soporifiques.

Mes certitudes ont donc été un peu ébranlées par la grossesse et son lot d’ennuis de santé mineurs, puis par mon accouchement, qui s’est révélé beaucoup plus médicalisé que prévu. Pourtant, cette certitude selon laquelle ma famille est en santé est revenue au galop dès les premiers jours de la vie de Paul. J’étais fière mais pas vraiment surprise de chaque bon résultat qu’on recevait. Je me sentais validée par son score d’APGAR, son tonus, sa prise de poids. Comme si c’était une question de vertu. Comme si ça confirmait que notre famille méritait cette bonne santé.

Mes deux parents ont vécu de longues maladie (d’autres diraient peut-être « ils ont combattu le cancer ») et pourtant, ça n’a pas remis en question mon impression profonde que dans ma famille, on est en bonne santé. J’ai révisé mon sens de la permanence, j’ai tenté de m’habituer à l’idée que j’allais peut-être moi aussi mourir « jeune », quoique, à treize ans, la cinquantaine me paraissait si lointaine et pas jeune du tout. J’ai aussi développé sans trop mon rendre compte une aversion pour la logique selon laquelle une personne n’a qu’à se battre assez fort contre la maladie pour s’en sortir. Pour ne pas m’effondrer, pour ne pas me sentir abandonnée, j’ai du rejeter ce scenario. En quoi le combat contre la maladie qui se termine par la mort serait-il moins valeureux que celui qui se solde par une rémission? Qu’est-ce que cette valeur qu’on accorde au combat courageux? Je me pose ces questions sans être convaincue de la réponse.

J’ai encore tellement de difficulté à saisir pleinement le départ de Paul. Outre la tristesse étourdissante, sa mort ne cadre pas dans l’idée que je me fais de ma vie, de ma famille. Je n’ai pas encore réussi à redéfinir le narratif de mon existence pour que les heures angoissantes passées aux soins intensifs pédiatriques fassent sens. Pour que la trame de l’histoire de Paul soit tissée serrée dans mon histoire de vie, lui donnant de la solidité et du relief.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s