histoire de naissance(s)

In psychotherapy, a narrative is a story we tell ourselves. Every time we tell a story, according to Narrative Therapy, our stories then change, because we change the story by just telling it. In doing this, we allow our brain to file away different parts of the story; parts that are hard or parts that are traumatic. Through this process we learn how to come to terms with the loss and the trauma, by slowly accepting the reality of our current situation.

— Lindsey Henke. « Why Your Birth Story Matters ». Still Standing Magazine.

Depuis quelques semaines, j’écris beaucoup sur moi-même. J’écris à Paul, je pense à lui énormément, mais j’ai de la difficulté à écrire sur lui. La relation que nous avons eu a été intense et fusionnelle mais nous n’avons vécu que les premiers balbutiements de la découverte mutuelle. Connait-on vraiment un si petit bébé? Dans les débuts de la relation avec un enfant, j’ai l’impression qu’on se rencontre beaucoup soi-même. À tout le moins, je peux affirmer que je me suis sentie intensément face à moi-même dans l’arrivée au monde de Paul.

L’autre jour, j’ai relu le récit de naissance que j’ai rédigé en partie dans ma vie avant, avec Paul dans les bras, ou qui dormait à côté de moi, et en partie dans ma vie après, seule face à ma peine et à mes doutes. Pour décrire la toute première rencontre avec mon bébé, j’avais écrit quelque chose du genre « le bébé, dont nous n’avions pas encore choisi le nom ». J’ai eu peur en relisant ce passage, qui remettait en question la permanence du lien que je sens entre Paul et moi. Sur le coup, j’ai effacé les mots, par réflexe. Ça m’a choquée de réaliser qu’au moment de la naissance de Paul, je ne le connaissais pas. J’étais comme gênée de ne pas offrir un récit idéalisé de sa naissance. Je n’ai pas eu le moment de grâce que j’avais espéré, la rencontre idéale avec mon enfant.

J’ai grandi en entendant le récit de mon arrivée dans le monde. Enfin, surtout les mots de bienvenue de ma mère : ma Typhaine. Ces deux mots, si insignifiants soient-ils peut-être pour les autres, ont façonné qui je suis, et contribuent à donner du sens à ma vie. Je voulais désespérément offrir cette attache solide à Paul. Que tous les détails de son histoire lui confirme à jamais à quel point il était désiré, à quel point son arrivée dans le monde était allée de soi. Mais notre premier contact a été plus compliqué.

Malgré tous mes efforts pour que les choses aillent autrement, Paul est né par césarienne. J’ai eu l’impression de ne pas avoir de contrôle ni même de réel rôle à jouer dans son arrivée. Et certainement pas de sensation de réussite ou de soulagement. À travers mon récit d’accouchement, je revis ces premières heures :

J’ai senti et entendu la succion créée à la sortie du bébé. Puis le bébé est passé sous mes yeux – je ne sais plus qui le transportait – l’entrejambe en premier, puisque nous avions demandé de ne pas nous annoncer le sexe du bébé à voix haute pour que nous puissions le découvrir nous-même, P. et moi. (Ce n’était pas du tout comme ça que j’avais imaginé ce moment). J’ai entendu des pleurs et j’ai eu le temps d’être surprise de découvrir un petit garçon. On l’a amené vers l’extrémité de la pièce pour l’ausculter et l’emmailloter. P. a pu suivre le tout des yeux mais on ne lui a pas proposé de le prendre tout de suite contre lui, et il n’a pas pensé à le demander. Paul est né le 4 janvier 2014, à 19h36. Il pesait 3660g et mesurait 54cm.

Après quelques minutes je crois, P. est venu près de moi me présenter notre enfant. Il était emmailloté dans une couverture d’hôpital. P. l’a approché de mon visage et je l’ai salué mais je trouvais la situation tellement peu appropriée pour cette rencontre. Je ne pouvais pas bouger mes bras pour le prendre. Je ne sais plus si je lui ai donné un bisou. Puis P. m’a dit que le bébé devait aller à la pouponnière pour recevoir des antibiotiques parce qu’il avait un peu de fièvre. Il l’accompagnait mais ils reviendraient me voir tous les deux dès que possible. J’étais trop amorphe pour protester, j’ai seulement dit à P. de rester avec le bébé – encore un petit être étranger à ce moment-là. Je n’ai à peu près pas eu conscience de la suite de l’opération, faisant un effort conscient pour me déconnecter de ce qui se passait derrière le champ stérile. Éventuellement, ça a été terminé.
[…]

Des heures passées en salle de réveil, je me rappelle surtout avoir senti la panique monter en apprenant que mon bébé ne reviendrait pas tout de suite de la pouponnière, même si on m’avait d’abord dit qu’il serait avec moi dans la salle de réveil. P. essayait de me rassurer en me promettant qu’il était en forme, en me vantant ses super résultats au test d’APGAR, en me montrant des photos de lui. Quelle situation absurde que de voir son bébé en photo alors que d’autres prennent soin de lui pendant ses premières heures! Je voulais tellement le voir. J’avais hâte de prévenir tout le monde de son arrivée mais je ne voulais pas le faire avant de pouvoir le prendre dans mes bras, l’allaiter.
[…]

P1000443 _FotorJ’ai réussi à contrôler tant bien que mal ma peur de ne pas le reconnaître, que lui ne me reconnaisse pas. Enfin, il a été temps de me diriger vers une chambre pour y passer la nuit. Arrivés là, nous devions encore attendre que le bébé nous y rejoigne. Finalement, c’est P. qui est allé le chercher et me l’a déposé dans les bras. Il était encore plus beau en vrai, dans un petit pyjama jaune, dont une des manches était baissée pour laisser libre le cathéter qu’il avait sur la main. Il avait une petite tuque de lutin bleue. Et malgré mon dédain pour l’approche « bleu pour les garçons, » je l’ai aimée, simplement parce qu’elle était sur la tête de ce bébé là, précisément. Je n’arrivais pas à croire que c’était mon bébé. Je l’avais tellement attendu. J’avais tellement hâte qu’il soit parmi nous, que je devienne sa maman, pour toujours.

Pendant les premiers jours de la vie de Paul, mon émerveillement de le voir exister, respirer, téter, dormir n’a cessé de grandir. J’étais consciente de la chance que j’avais de réussir à me sentir à ma place dans ce rôle de maman. La facilité des premières semaines me réconfortait, m’aidait à faire la paix avec le fait que je n’avais pas apprécié tous les aspects de la grossesse, et avec l’expérience déroutante de la naissance. Je ne sais pas si j’utiliserais le terme traumatisante pour décrire cette expérience… je n’osais pas le faire quand Paul était là, trop préoccupée par la logique du « l’important c’est un bébé en bonne santé »  et a posteriori, le traumatisme de la mort de Paul remet tragiquement en perspective celui de sa naissance.

Pourtant, l’expérience de la naissance de Paul est un moment important de nos vies — tant la mienne que la sienne. Sans tomber dans le déterminisme, je crois que la façon dont on vient au monde est une expérience significative du point de vue de l’enfant. Elle l’est très certainement pour moi, sa maman. Et elle est fermement enchevêtrée dans le narratif de la vie et de la mort de Paul.

Autant je suis reconnaissante du fait que les semaines passées avec Paul n’aient pas été alourdies par des symptômes de dépression postpartum — comment aurais-je ensuite pu vivre en ayant pas l’impression d’avoir pleinement profité du temps que nous avons eu ensemble? — autant sa naissance continue de me laisser un goût amer dans la bouche.

Pendant ma grossesse, j’ai lu beaucoup. Des forums de futures mamans, des articles, des livres de préparation à l’accouchement, à la parentalité égalitaire, alternative… et beaucoup d’histoires de naissances. La prolifération des blogues et des forums axés sur la maternité permet à plein de femmes de partager sur leurs expériences de grossesse et d’accouchement. Mais les récits partagés présentent à mon avis un échantillon peu représentatif des naissances en Amérique du Nord (j’ai surtout lu des textes en provenance du Canada et des ÉU). En plus du probable déséquilibre en matière de classe sociale et d’orientation sexuelle, notamment, les récits heureux et victorieux me semblent fermement surreprésentés.

Home birth, water birth, empowering birth. Découverte de soi, de ses capacités, de la puissance du corps féminin… connexion avec les naissances passées, avec les femmes à travers l’histoire…

Je l’avoue, moi aussi j’ai rêvé de l’accouchement idéal — peu importe ce que ça implique selon le contexte social et le groupe d’ami-e-s dans lequel on évolue. J’ai d’abord rêvé de la grossesse idéale puis, à mesure que la réalité prenait le pas sur l’idée que je me faisais de ce qu’était être une femme enceinte épanouie, je me suis dit que j’avais au moins confiance de « réussir » mon accouchement. Je voulais tellement que ça fonctionne. J’ai lu, j’ai visualisé, j’ai posé des questions. Des femmes fantastiques autour de moi ont regroupé leurs conseils et leurs encouragements dans une « boite à contractions » sous la forme de petits mots à lire pendant l’accouchement. Et quand ça a été le temps d’accoucher, j’y ai cru. J’ai fait face. Pendant des heures, j’ai pris les contractions en essayant de me concentrer sur le travail qu’elles devaient, forcément, être en train d’accomplir. J’ai été au plus loin de moi-même :

[…] à chaque début de contraction, l’intensité de se qui se déclenchait me prenait au dépourvu. Pendant une fraction de seconde, j’avais envie de refuser, j’avais le sentiment de ne pas pouvoir y arriver. Puis je tentais d’accueillir toute cette douleur en me rappelant qu’elle allait de pair avec le progrès du bébé vers la sortie. Enfin, ce n’était pas tout à fait aussi conscient que ça, mais je réussissais – pas toujours mais lors de la plupart des contractions – à consentir à la douleur et au travail. Certaines fois pourtant, je n’y arrivais pas et je passais les dizaines de secondes à tenter de fuir, pliant les genoux ou me tortillant pour éviter autant que possible que ça fasse mal, en vain.

J’ai passé plus de 24h à la maison de naissance avant d’accepter d’aller à l’hôpital. Pour moi, changer ainsi de lieu impliquait que j’avais échoué au type d’accouchement que je souhaitais offrir à mon bébé. En même temps, je voulais qu’il arrive, qu’il vienne au monde, et je ne voulais pas mettre son bien-être en danger. À l’hôpital, les choses ont stagné pendant des heures, si bien que Paul a fini par naître par césarienne, plus de 50h après que j’ai perdu mes eaux. Je n’arrive même pas à écrire/concevoir « j’ai fini par accoucher par césarienne ». Parce que quelque part entre la maison de naissance et l’hôpital, peut-être dans une craque de la 1ère avenue, j’ai perdu le contrôle sur mon corps et sur mon accouchement. Paul est né, mais je ne sais pas si j’ai accouché.

Après des mois de suivi de grossesse sous l’œil attentif de sages-femmes soucieuses de mon expérience de grossesse, puis plus de 24h à tenter d’accoucher à la maison de naissance, le choc de l’arrivée à l’hôpital a été brutal. Entre les deux établissements, il n’y a que quelques dizaines de mètres à parcourir, pourtant, au moment de mon transfert, j’ai senti avec acuité qu’en deux coins de rues et quelques minutes, on venait de changer complètement de culture de soins.

Loin d’être vécue comme un soulagement, la péridurale a été pour moi source d’un immense désarroi, seulement égalé par l’expérience de la césarienne, que j’avais tant voulu évité:

Vers midi, on m’a posé l’épidurale et on a commencé à m’injecter de l’oxytocine, en plus d’un soluté, puisque je n’avais maintenant plus le droit de manger. Sur le lit, branchée à plusieurs moniteurs pour surveiller mes contractions et le cœur du bébé, en apprenant que je ne pouvais même plus me lever pour aller à la toilette, j’ai senti le découragement m’envahir. À mesure que l’effet de l’épidurale se répandait dans mon corps, un sentiment d’impuissance immense m’a pris à la gorge. Je me sentais prisonnière sur ce lit, coincée par tous ces fils mais surtout par l’anesthésique qui m’empêchait de bouger ne serait-ce que les orteils. Je me suis mise à sangloter, emportée par une vague de tristesse. Je prenais la mesure de la différence entre l’accouchement que je m’étais imaginé et celui que j’étais en train de vivre. Je me sentais tellement prise au dépourvu.

[…]

La préparation en vue de la césarienne a été le summum de ce sentiment de déconnexion entre mon corps, vers lequel toutes les attentions étaient portées, et moi, dont personne ne semblait se préoccuper. Il y avait près d’une dizaine de personnes à s’affairer pour me préparer à la chirurgie – anesthésiste, infirmières, chirurgienne, et je-ne-sais-qui-d’autre – pourtant, personne ne m’a adressé la parole pour me rassurer alors que je pleurais et que je grelottais au point où P., lorsqu’il a pu rentré dans la salle, pensait que j’étais installée sur une table vibrante. C’est un phénomène apparemment normal sous l’effet de la péridurale, mais personne n’a cru bon me l’expliquer. Je pleurais, j’avais peur, je me sentais seule et paniquée mais le personnel faisait comme si je n’étais pas là, parlant de moi à la troisième personne sans égard pour ma présence. J’ai détesté l’effet de  la péridurale, pendant ces heures à l’hôpital. J’ai aussi détesté la césarienne. Même si le champ stérile m’empêchait de voir ce qui se passait autour de mon ventre, j’entendais la chirurgienne s’affairer et parler à l’infirmière qui l’assistait, je les sentais, malgré l’absence de douleur, trancher ma chair, puis travailler à faire sortir le bébé. Je les ai senti forcer pour permettre la naissance.

Le long accouchement s’est soldé par une fièvre et une infection de mon placenta, qui risquait d’avoir été transmise à Paul. Il a donc du recevoir des antibiotiques de façon préventive (une autre histoire…). Même si l’accouchement et le séjour à l’hôpital étaient en rupture avec nos espoirs initiaux, la santé de Paul était bonne. Selon les pédiatres qui l’ont vu et les infirmières qui en ont pris soin, Paul était en pleine forme, tétait comme un champion et multipliait les bons résultats aux divers tests. Il a finalement reçu son congé de l’hôpital plus tôt que prévu. Il allait bien, il était en santé.

Il était en santé. Je n’avais pas à me plaindre.

When we tell women that a healthy baby is all that matters we often silence them. We say, or at least we very strongly imply, that their feelings do not matter, and that even though the birth may have left them feeling hurt, shocked or even violated, they should not complain because their baby is healthy and this is the only important thing.

— Milli Hill. « A healthy baby is not ALL that matters ». Best Daily.

Et c’est vrai que j’étais contente qu’il aille bien. Contente que l’on quitte l’hôpital, que l’on puisse entamer notre vie à trois sans inquiétude médicale. Pourtant, repenser à mon accouchement me rendait triste. Et maintenant, y repenser me submerge complètement de tristesse et d’incompréhension. Je n’ai pas eu l’accouchement que je voulais mais surtout Paul n’est plus là pour me rappeler le sens qu’aurait du avoir cette expérience. Un bébé en santé, ce n’est pas la seule chose qui compte. D’accord. Mais mon bébé en santé n’est plus là non plus.

Je veux pouvoir pleurer Paul et mon accouchement. Son départ incompréhensible, qui me laisse démolie, mais aussi sa naissance. La présence de Paul dans ma vie pour ces brèves semaines a été immensément importante, heureuse, satisfaisante, mais je refuse de prétendre que ma grossesse et sa naissance ont été des expériences uniquement positives. Je revendique le droit de dire que j’ai souffert aussi en mettant Paul au monde. Et que je souffrirais encore sans hésiter pour revivre le bonheur de le prendre dans mes bras.

8 réflexions au sujet de « histoire de naissance(s) »

  1. Merci de partager votre histoire de naissance! Les phrases « Je revendique le droit de dire que j’ai souffert aussi en mettant Paul au monde. Et que je souffrirais encore sans hésiter pour revivre le bonheur de le prendre dans mes bras. » me vont droit au coeur. J’aimerais tellement pouvoir vous rendre votre bébé…

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  4. Quelle histoire, cette naissance! Ta façon d’en parler, d’y revenir, de la remettre en perspective me touche énormément. Merci de partager tes réflexions :). Mon premier accouchement, qui ne s’est pas soldé par une césarienne et qui n’a pas été aussi intense que le tien, a fini à l’hôpital aussi et m’a laissée fortement désemparée, traumatisée, souffrante tout en portant atteinte à ma dignité (pas l’accouchement, mais la culture de soins, comme tu la nommes). Ça m’a pris jusqu’à mon second accouchement pour en faire le deuil, me pardonner, comprendre le contexte (non, ce n’était pas moi qui avais manqué), comprendre mes illusions qui ne m’ont pas aidées et la confiance que j’ai perdu juste avant mon transfert à l’hôpital et qui m’a fait faire une série de « mauvais » choix. Enfin… XXX

    • C’est tellement pas simple ces histoires. Et pas simple non plus de départager nos illusions, ou nos souhaits peut-être trop idéalistes, des attentes que l’on est en droit d’avoir pour un (premier) accouchement. Je suis encore en train d’essayer de démêler tout cela, particulièrement alors que je me rend compte des séquelles que m’a laissé mon premier accouchement. Je croyais que j’y gagnerais en confiance, mais je m’aperçois que même si je suis vraiment contente des heures passées à accoucher « naturellement », j’appréhende un autre accouchement, et j’ai beaucoup plus peur que la dernière fois.

      Merci pour ton commentaire, et j’espère que ton prochain accouchement sera à la hauteur de tes attentes (ou — pourquoi pas? — de tes plus belles illusions!) xx

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