Un autre premier. Apparemment, ils reviennent chaque mois.
Déjà quatre mois. Seulement quatre mois.
Le temps s’étire, la vie continue de sembler irréelle.
Par moments, j’ai l’impression d’être habituée à ce sentiment de vide. L’absence, qui par moment me transperce violemment, prend alors une place grande mais calme. Je m’y résigne, faute d’avoir le choix. Je vis les détails du quotidien lestée par l’absence de Paul, comme une lourde couverture qui m’enveloppe. Mouillée par les intempéries, rêche contre ma peau, mais étrangement réconfortante par sa permanence.
J’accepte que certains moments puissent être heureux/confortables malgré ce poids sur mes épaules. J’arrive à faire certaines choses, je m’autorise à refuser de faire certaines autres, au travail ou ailleurs. J’appréhende plein de moments banals qui m’apparaissent comme des montagnes.
J’ai eu peur de retourner faire du judo. Peur de remonter sur le tapis. Peur de faire face aux gens qui savaient pour Paul. Peur de faire face à ceux qui ne savaient pas. J’avais la chienne de ne pas survivre quand quelqu’un, inévitablement, me projetterait au sol. J’avais l’impression que d’être envoyée au tapis alors que je me sentais moralement déjà à terre allait m’achever.
Finalement, remettre mon judogi aura été comme remettre des vieilles pantoufles confortables. Émotivement, du moins, puisque physiquement, ça reste difficile. J’avais peur mais finalement, ça va, j’y arrive. Il y a eu des conversations que j’aurais préféré ne pas avoir, des mots d’encouragement qui, malgré les bonnes intentions, étaient maladroits. Mais ça va. Soit j’ai appréhendé pour rien, soit l’appréhension m’aura permis de vivre toutes ces émotions plus progressivement, à un rythme mieux adapté à mon état d’esprit du moment.
C’est du moins ce qu’il me semble quand je fais face aux situations difficiles que je n’ai pas vu venir. Tous ces petits rappels cruels que je ne vis plus dans le même monde que les gens qui m’entourent.
Partir travailler lors d’une journée de fête de quartier. Me rendre compte, soudainement, que je suis au milieu d’une fête familiale. Les enfants courent, leurs maquillages colorés à moitié défaits, les petits titubent, fiers de leur toute nouvelle maitrise de la marche, enfin libérés des habits de neige encombrants, les parents poussent les poussettes, les voisines et voisins se retrouvent après l’hiver encabané. Et les ventres. Eux aussi sortent de l’hibernation, accrochent mon regard, comme autant de rappels de qui j’étais l’année dernière à pareille date.
Je voyais la fin de mon premier trimestre arriver, dans quelques jours, j’allais entendre pour la première fois les battements de cœur du petit être qui poussait en moi. J’avais envie de crier sur tous les toits tout le bonheur qui m’habitait. Je me retenais encore d’annoncer la nouvelle à tout le monde, j’essayais de profiter encore un peu en solitaire de ce secret tellement prometteur. J’attendais la fin du trimestre, le premier rendez-vous de suivi, pour le dire, mais au fond de moi, je me projetais déjà dans l’avenir. Vers l’arrivée de ce petit dans nos vies.
Je n’arrivais plus à me tenir à mon modus operandi des premières semaines : ne pas trop m’attacher au cas où j’aurais une deuxième fausse-couche. La fébrilité avait pris le dessus.
Cette année, le contraste est immense. Je vois s’étirer devant moi une myriade d’autres dates et événements, si insignifiants soient-ils, qui me rappellent le début du vécu partagé avec Paul.
Entendre pour la première fois, le jour de mon anniversaire, les battements rapides du cœur de Paul.
Annoncer, le soir même, que je ne bois pas parce à cause de la vie fébrile qui pousse en moi.
Être allongée au soleil, pendant une pause de travail, sur les quelques mètres carrés de verdure près d’un stationnement, prise par l’envie irrésistible de remonter mon t-shirt pour exposer mon ventre aux rayons chauds.
Tous ces petits moments qui devraient être des anniversaires heureux, maintenant teintés par la fin abrupte de ce qui me semblait alors une aventure qui allait durer toujours.
Je veux me souvenir de ces instants, mais je ne sais pas comment les faire cohabiter avec les autres menus moments, chargés de désespoir, qui ont marqué la fin du mois de janvier. Le premier février. L’odeur du désinfectant pour les mains. Les jaquettes de papier jaune. Les petites fioles de lait qui s’accumulent dans le congélateur des soins intensifs, alors que je sais pertinemment que Paul ne pourra jamais les boire…
J’écris ces moments parce que je ne sais pas les dire. Parce que je veux qu’ils existent. J’aurais voulu pouvoir les dire dans le petit film silencieux que j’ai fait pour répondre à l’invitation d’Un trente mai ici-bas. En fait, j’aurais voulu filmer Paul, à presque cinq mois, entendre ses gazouillis, voir son sourire, j’aurais voulu pouvoir dire tout le bonheur qu’il nous apporte, j’aurais voulu ne pas avoir à forcer pour valider sa présence dans le monde. À la place, j’ai envoyé une vidéo du coin où il repose, entouré des petits objets choisis pour l’accompagner.
Un film muet dans une maison où on aurait dû entendre ses pleurs et ses rires.
À l’image de ma voix éteinte, depuis hier, qui aurait dû pouvoir dire mille fois je t’aime.