je veux

mon tout petit Paul,

Me vois-tu? Je suis consumée par ce deuil égoïste et solitaire.

Je veux être fatiguée parce que tu n’as pas dormi de la nuit, je veux être épuisée parce que tu es en pleine poussée de croissance. Je n’en peux plus d’entendre les autres parents qui ont le luxe de se plaindre du manque de sommeil.

Je veux en avoir marre de nettoyer des couches lavables. Je veux les voir flotter au vent sur une corde à linge installée exprès pour ça. Je ne supporte pas le vécu pourtant valide des autres parents. Ceux pour qui il n’y a plus rien de romantique à l’idée des couches qui sèchent au soleil.

Je veux pouvoir encore respirer l’odeur de ton cou.
Je veux te voir boire jusqu’à plus soif, jusqu’à t’endormir, une goutte de lait au coin des lèvres. La bouche en coeur. Je veux pouvoir encore entendre tes gazouillements la nuit, sentir la drôle de satisfaction d’avoir pu répondre à ton appel avant que tu ne te réveilles tout à fait. Je veux te reposer sur ton matelas, repus, t’emmailloter comme à tes premiers jours. Je veux combattre le sommeil quelques instants pour t’admirer, alors que tu dors déjà à poings fermés.

je veux te lire des histoires
je veux te chanter des chansons
je veux retrouver le rituel élaboré du bain
je veux te murmurer des secrets
je veux que tu rencontres tes cousines et tes cousins
je veux pouvoir parler de toi le coeur léger
je veux profiter des beaux jours avec toi
je veux je veux je veux

Je veux aussi en arriver à un moment où je pourrai penser tous les jours à toi, sans penser tout le temps à moi.

Le monde dans lequel tu as fait un si bref passage abrite plein de belles choses. Mais il est aussi plein de gens et de groupes qui s’égarent. Qui oublient que les autres aussi sont humains, que les autres aussi ont le droit de mener une vie qui a du sens. C’est probablement ce qui me semble le plus crucial dans une vie — trouver un sens à notre existence.

Cette quête de sens est au coeur de la relation qui m’unit à toi, Paul. Elle était déjà présente dans tes tous premiers instants. quand tu n’étais encore qu’une idée, qu’une petite pousse qui s’est implantée comme chez elle dans mon utérus. Tu as fait des racines dans mon corps. Tu y as laissé des traces profondes. Elles sont là pour toujours, mais toutes ces lignes qui me rappellent ton passage son pâles et fades par rapport aux marques dans mon esprit.

Je me cherche. Je doute, parfois, de réussir à nouveau à trouver du sens à mon existence alors que les gestes du quotidiens ne veulent plus rien dire. On a choisi de te laisser partir. Te laisser partir. Des mots doux qui rendent la réalité moins horrible. Moins glauque que les références à la tuyauterie qui te maintenait en vie. On t’a débranché. C’est plus cru, mais je ne sais pas si ça traduit mieux la réalité. La réalité, telle qu’on l’a vécue, c’est que tu étais déjà parti. Le toi qui avait existé, porteur de ce que tu serais devenu, n’était déjà plus là.

C’est ce qu’on a cru. Ce qu’on croit. Te maintenir en en vie, dans cette situation irrémédiablement précaire aurait peut-être donné un sens à notre existence de parents. Pour un temps, nous aurions pu remplir notre quotidiens de tous ces gestes qui ont/auraient fait de nous des parents. Pendant un temps peut-être, nous aurions pu nous replier sur ce rôle. Sur la mission de te maintenir en vie.

Mais au plus profond de moi, je ne crois pas que ta vie aurait eu un sens. Je ne crois pas que tu aurais pu donner du sens à ta vie parce que le centre de toi n’était déjà plus là. Cette nouvelle — livrée par une spécialiste dont le tact n’était pas la plus grande qualité — m’a démolie. Plus que n’importe quoi d’autre, apprendre que ton cerveau n’avait pas survécu à ton arrêt cardiaque et à ta réanimation m’a détruit. Toi, mon coeur, tu n’étais plus, malgré tous les signes du contraire visibles à l’oeil nu. Ton corps s’accrochait grâce au support des machines qui t’entourait mais tu étais déjà parti.

Pendant ma grossesse, nous avons choisi, ton papa et moi, de ne pas te faire subir une batterie de tests. De toute façon, je voulais mener la grossesse à terme. Nous voulions mener la grossesse à terme. Nous voulions t’accueillir tel que tu serais. Nous étions prêts à te faire la place qu’il te faudrait, celle que tu prendrais. À te permettre de mener la vie qui s’imposerait à toi, à nous. À t’accompagner pour en trouver le sens. Les sens.

Il faut le dire, nous avions encore le luxe de croire que d’habitude, tout va bien.

Tout n’a pas bien été. Si j’avais le moindre doute là-dessus, il s’est évanoui pendant la soirée et la nuit où nous avons fait face à l’horrible décision mise devant nous par les médecins. Paul, tu étais tellement petit. Minuscule sur le lit d’hôpital, au milieu de cette salle vitrée. Quand notre décision a été prise, nous nous sommes couchés avec toi. Une dernière nuit. Tous les trois. Avant l’interminable nuit solitaire qui nous attendait.

mon tout petit Paul,

je veux t’avoir avec moi
je veux t’entendre, te sentir, te découvrir
ton souvenir ne me suffira jamais
tu me manques plus que les mots ne peuvent le dire

6 réflexions au sujet de « je veux »

  1. Je veux te dire l’incroyable charge de ton écriture, si belle et profondément touchante. Je relis les textes, chacune des phrases, chaque mot : ton talent est immense.

    Je veux saluer au passage ta courageuse initiative de partager des émotions si intimes, si douloureuses. Si « écrire est un acte d’amour » (Jean Cocteau), on distingue ici un amour infini.

    Je veux t’exprimer à quel point je suis touchée par ce deuil qui vous afflige, toi et P., qui êtes si beaux, si authentiques, si engagés, si généreux.

    Je veux que tu saches que même si je n’ai pas eu le bonheur de le serrer dans mes bras, j’aime Paul. Il accompagne mes pensées.

    • Merci Christine.
      Merci de porter Paul dans ta tête, dans ton cœur. Ça me fait du bien de savoir qu’il continue d’exister de cette façon, même si son absence me parait parfois totale.

  2. Your love for Paul is so evident in your words. It also helps me to read.

    We struggled – still struggle – will probably always struggle – with the decision we made for Zachary, out of love for him. The way things happened for him/us, it sometime still seems a nightmare, instead of reality. The insanity of how quickly things went from perfectly healthy to severely/permanently impaired, with the recommendation to remove his life support, just blows my mind. Poof, he’s gone. And like you, all I want is him back with me. You’re absolutely right – memory will never be enough.

    • Yes, it is so crazy to think back to the moments just before everything went so wrong. I just wish i could go back.

      As time passes, i get more and more used to Paul not being here with me, in all the little daily moments we should have share. But when i take the time to really face the reality that he’s just not coming back, i get right back to that early feeling of disbelief and wanting to go back in time.

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