Frida, la gravité, la course

Je lis la biographie de Frida Kahlo par Rauda Jamis. Ce n’est pas un ouvrage récent, il date de 1985, mais c’est une découverte, un présent d’une amie qui tombe à point.

Une biographie romancée, entrecoupée de textes de Frida Kahlo elle-même, où on entrevoit la vie mondaine de l’artiste, sa découverte de la peinture son amour pour Diego Rivera, ses relations avec des artistes de renom (de Picasso à Georgia O’Keefe en passant pas Wassily Kandinsky) et d’autres personnages de son temps (Trotsky, Rockefeller, et d’autres), son ancrage dans un Mexique en pleine ébullition, ses voyages…

On prend aussi la mesure de sa souffrance. Une souffrance physique qui la suit dès sa jeunesse, alors que ce succèdent en quelques années un épisode de polio et un accident important qui lui laisseront des séquelles indélébiles. Mais aussi — surtout? — une souffrance de l’âme, de l’amour, et du deuil de la mère qu’elle n’aura pas réussi à devenir, des enfants qu’elle n’aura pu avoir.

Si elle vit difficilement une première interruption de grossesse, qui lui est recommandée par un médecin, c’est une fausse-couche au début du deuxième trimestre de sa grossesse suivante qui l’achève presque. Elle écrit :

Ce fut un immense crachat d’eau, d’or et de sang. Puis je ne vis plus rien, le sol mollissait sous mes pieds, des brisures d’éclair fragmentant mon corps, une désolation absolue, ma chair se fluidifiait, livrait une bataille perdue d’avance, une dislocation des membres, brutale, le dépareillement chaotique d’une unité, un corps béant se vidant de sa vie, donnant la mort, se donnant la mort.
Une peine à devenir fou.
Une peur panique. La terreur. Une poisse, la sueur, le sang, aucun élément solide sur lequel m’appuyer : murs comme de poussière, objets mouvants. […]

Je ne voulais pas cela. Tout, mais pas cela. Pas cette perte irrémédiable de ce qui m’emplissait, pas cette amputation, cette mutilation de ma propre vie, pas cette dégénérescence violente de mon moi. *

Ces mots datent (dans quelques jours, le 13 juillet, on soulignera le 60ème anniversaire de la mort de Frida) mais me semblent tellement actuels. Ils me replongent dans les émotions violentes qui ont malmené mon coeur et mon corps quand j’ai réalisé l’ampleur, la gravité de ce qui arrivait à Paul. Les mots du médecin, annonciateurs du deuil à venir malgré notre espoir qui vivait encore à ce moment. « On a pu le réanimer… il était décédé quand il est arrivé à l’urgence. » L’attraction de mon corps vers le sol. L’impression de ne jamais pouvoir me relever. Mes jambes cédant sous moi comme ces petits jeux de bois qui tiennent debout grâce à des élastiques et qui s’effondrent quand on appuie sur leur base. Les genoux qui ne tiennent plus, le sol qui ne porte plus.

La gravité, soudain tellement forte. Une sensation qui ne me quittait pas pendant les jours où notre monde s’est réduit à la pièce vitrée qui servait de chambre à Paul et aux quelques mètres de corridor qui l’entouraient. Une sensation qui est revenue à plein de moments depuis. Sur cette plage perdue où on a posé nos pénates pendant quelques jours sur la côte colombienne, quand j’ai eu l’impression de réellement comprendre le sens de l’expression « toucher le fond. » Ces moments de désespoir qui s’imposent parfois dans mon quotidien, sans que j’arrive à en identifier la cause immédiate, mais dont l’origine plus profonde n’a rien de mystérieux.

Contre cette gravité, cette fragmentation, la lutte pour se propulser du fond vers la surface est difficile. Pour moi, elle se compose d’actions multiples pour stopper l’hémorragie causée par « cette mutilation de ma propre vie ». Certaines semblent insignifiantes. Elles le sont peut-être, mais elles me permettent de continuer à avancer, lentement.

C’est ce qui m’habitait ce matin en courant, en essayant de maintenir le rythme sous la chaleur accablante, en me forçant à continuer de pousser contre le sentier pour avancer, suante, trop lente. Forcer contre la gravité physique qui, je me rend à l’évidence, ne m’affecte pas plus que les autres, m’aide à reconstruire le sol qui s’est effondré sous mes pieds en perdant Paul. Le sentier sous mes chaussures, la douleur dans les muscles, le souffle raccourci par l’effort plutôt que par le choc de son départ. Des petites pièces qui se placent, qui me permettent de progresser, parfois vers le haut, vers le mieux, parfois vers le bas, mais, j’ose croire, vers l’avant, sans être une fuite en avant.

* Frida Kahlo, citée dans Frida Kahlo, Autoportrait d’une femme, par Rauda Jamis, p. 226.

2 réflexions au sujet de « Frida, la gravité, la course »

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