imaginer

L’année dernière, quelque part pendant ma grossesse, j’ai commenté à ma collègue que j’avais l’impression d’être très centrée sur moi-même, égocentrique, presque. Elle m’a répondu à la blague que je pourrais faire équipe avec sa fille, à l’aube de l’adolescence et plongée à pieds joints dans une phase nombriliste. Je me sentais un peu coupable de ne penser qu’à moi mais mon entourage me répétait que je pouvais me le permettre, et je me justifiais à moi-même en me disant que bientôt, je me tournerais entièrement vers les besoins et les attentes de quelqu’un d’autre. Et d’ailleurs, m’occuper de moi pendant la grossesse ne pouvait-il pas être vu comme de l’attention portée à mon bébé?

Cette impression d’égocentrisme ne m’a pas quittée.

Aujourd’hui, j’ai regardé un montage de photos de l’année qui vient de passer dans un regroupement avec lequel je travaille. Ça devrait être banal, simplement m’inspirer le léger soulagement de ne pas avoir à écouter un long compte-rendu des activités comme dans d’autres assemblées générales. À travers ces images, je devrais voir le travail collectif derrière ces moments de mobilisation et ces activités.

À la place, je me vois, moi.  Je me projette, moi, en arrière.

Je me vois il y a un an, au début de l’automne, enthousiaste de n’avoir plus que quelques mois de travail avant la grande rencontre avec notre bébé. Sur les photos, la saison avance. J’aperçois une photo de moi, de profil derrière des citrouilles, le ventre rebondi, le corps arrondi. Puis viennent les dernières semaines avant les fêtes, avant mon congé de maternité. Je me sens plongée dans l’état d’esprit qui m’habitait alors. L’espoir, l’attente, la confiance.

À l’écran, le début de 2014, les visages frigorifiés des gens à la seule manif où nous avons amené Paul, fiers parents d’un tout petit militant. Je me rappelle avoir été un peu déçue par le froid intense qui m’empêchait de présenter Paul à quelques personnes choisies. Je me rappelle avec précision de ces heures-là. Après le rassemblement, j’avais été manger dans un restaurant du coin avec une amie, Paul sur mes genoux dans un pyjama de polar. Puis, P. qui passe nous chercher, je me fais la remarque qu’on n’a pas encore l’habitude des transferts entre le porte-bébé et le siège de voiture. Ça viendra bien assez vite, j’imagine. On s’arrête rapidement faire une course. J’achète une deuxième couverture de bambou pour Paul. Elle a des motifs bleu clair, elle est toute fine, si douce, juste pour Paul. La couverture qui l’a entouré jusqu’à la toute fin de sa vie. Cette journée, le 28 janvier, défile dans ma tête à travers les photos du diaporama. Je me rappelle de ces heures dans leurs moindres détails, non seulement parce que les sorties avec notre bébé étaient encore un événement mais surtout parce que c’était notre dernière journée entière avec Paul en bonne santé.

Les images continuent de défiler. L’année a continué sans nous, sans moi. Je me suis complètement détachée de ce quotidien pour vivre ma peine à temps plein. J’ai pleuré et pleuré jusqu’à ne plus rien sentir, jusqu’à ne plus savoir d’où venait la peine. J’ai vécu mon deuil. Pas dans le sens de l’accomplir, de le terminer, mais dans celui de ne pas fuir, d’accepter la noyade, de me laisser découvrir les bas-fonds de cette douleur. Et j’ai avancé. J’ai réappris à nager dans cette mer houleuse peut-être. Au point de parfois regretter la peine à vif des premiers temps. Je devrais pourtant me rappeler qu’elle n’est jamais bien loin, que je ne m’habituerai jamais complètement à cette sensation de vide, à cette impression de m’étouffer dans l’eau salée au moment où je m’y attends le moins.

Quelques heures après le diaporama, je surprends une conversation légère, pas loin de moi. L’un, étonné d’apprendre que l’autre a un siège de bébé dans sa voiture. Elle rectifie, précise que c’est la voiture de sa sœur. Sa sœur, je l’ai rencontrée une fois. On en était toutes les deux à un mois et des poussières de nos accouchements. Je l’avais trouvée sympathique et je m’étais dit que si je manquais de compagnie pendant mon congé de maternité, je pourrais lui faire signe, voir si elle avait envie qu’on pousse nos poussettes ensemble. Finalement, je n’ai jamais eu le temps de m’ennuyer.

Imaginer ce siège de bébé, qui accueille un bébé de huit ou neuf mois, grouillant de vie.
Imaginer l’arrière de notre voiture, désespérément vide.
Imaginer le siège de bébé qui devait accueillir Paul, prenant la poussière dans un sous-sol.
Imaginer l’eau qui s’engouffre d’un coup dans ma gorge, dans mon nez, qui m’étouffe, qui me brûle les yeux.

Imaginer tout ce que nous avions, tout ce que nous avons perdu.

6 réflexions au sujet de « imaginer »

  1. Parfois, quand je me surprends en flagrant délit d’égocentrisme, j’aime à me rappeler cette phrase d’un ancien amoureux, qui me disait : « la plus grande des générosités commence toujours par une amour de soi-même. » J’aimerais t’offrir cette phrase et te partager combien je reçois tes écrits, ce déballement entier, intègre, sans fausse modestie, de ton vécu, comme un acte d’une très grande générosité. À mes yeux, tu n’es pas égoïste, tu es courageuse, « amoureuse » de ton bébé, de cette tragique perte et, plus que tout, très inspirante.

  2. How can birth and death NOT have us focused inward? I think otherwise, it would be impossible to assimilate the massive life change that each implies. I ache to read about you watching the video, knowing that such seemingly innocuous images conjure up such complicated emotions for you. And then when you disappear from the photos…., knowing very well where you were and the depths of pain you were in while life went on without you. I’m so sorry Typhaine. I can’t remedy the feeling in myself that things were supposed to be so different.

    Your points of imagination at the end – heartbreaking. Everything in such stark contrast to what it should be, to what IS for the woman in the conversation you overheard. I know this feeling. It is awful.

    • It’s baffling really. I think that my mind has a tendency to reframe reality to not fall apart from the pain but I feel like sometimes, it is too efficient. To the point that I lose track completely of what should be, of where we should be. Also, since Paul was our first, we can only imagine what we’re missing out.

      Do you feel like having a second child brought new layers to your initial grief, to your pain of having lost B.W. ?

      • Absolutely, yes. But, even more so now with Zachary, because historically, I’ve lived all of those precious, tedious, exhausting, beautiful moments at every age with C.T. I feel like I know so intricately what I’m missing in terms of development, milestones and day to day stuff. And probably more sorrow-inducing is knowing that Zachary would have been different, would have had his own numerous moments when I would have said « ah ha – now that is pure Zachary ». C.T. certainly had those. In Zachary, I was able to see only flickers of that because our time was cut so short.

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