émotive 

Une semaine tout juste depuis son arrivée. Je baisse les yeux sur Aimé et les petits plis de son cou, sa peau de nouveau-né qui pèle un peu, ses petites mains curieuses font enfler en moi un sentiment de tendresse sans fond, mêlé d’un intense désir de protection. Dix fois, cent fois par jour et par nuit, je m’assure qu’il respire. Je pose la main sur sa cage thoracique pour en sentir les mouvements, je lui caresse la joue pour qu’il réagisse doucement, je guette les sons légers qu’il émet pendant le sommeil. Un instant, alors, je me sens rassurée. Mais par moments, je suis emportée par le savoir intime que je ne peux pas tout contrôler, ni le protéger des aléas de la vie. Par moments les larmes m’envahissent, mélange de peur et d’amour pour ce tout petit être dont nous avons la charge, de tristesse et de frustration de n’avoir rien pu faire pour protéger son grand frère de la mort.

Je suis émotive.

Ça va de soi, j’imagine.

Pourtant, depuis cinq jours, je rejoue dans ma tête les interactions que j’ai eues avec cette infirmière dont le ton donnait à ce qualificatif toutes les caractéristiques d’un diagnostic inquiétant, voire d’une insulte.

J’ai été « émotive » à plein de moments durant les trois jours que nous avons passés à l’hôpital autour de la naissance d’Aimé. J’ai pleuré pendant qu’on m’installait un cathéter dans la main et qu’on m’apprenait sans cérémonie que je resterais branchée à un soluté au moins jusqu’à la naissance de mon bébé. J’ai pleuré l’accouchement que je souhaitais et qu’on me refusais, j’ai pleuré mes rêves de « naissance heureuse », de travail spontané, de sérénité et de douceur autour de la venue de mon bébé.

J’ai pleuré pendant pratiquement toutes les interventions qui se sont succédé au cours des 24 heures qui ont suivi, chacune d’entre elles m’éloignant un peu plus de l’expérience de naissance curative que j’avais souhaité vivre. J’ai dû me retenir de hurler pendant la césarienne que j’ai fini par avoir, bien malgré moi. Le personnel présent dans la salle d’opération a dû me trouver « émotive », ou même un peu dérangée. Moi-même je ne me reconnaissais pas, alternant les plaintes désespérées et les excuses, tentant d’assurer à l’inhalothérapeute qui m’intimait de rester immobile que « D’habitude, je suis très collaboratrice, je vous le dis », avant de reprendre mon flots de paroles incontrôlées et les mouvements spastiques qui la dérangeaient tant.

Je n’ai pas pleuré ensuite, quand nous avons enfin pu créer un petit cocon autour d’Aimé, dans la chambre d’hôpital qui contenait beaucoup trop de meubles mais, heureusement, pas de voisine. Avec lui et P., je me suis sentie bien. J’ai mis de côté, temporairement du moins, la tristesse de ne pas avoir eu l’accouchement que je souhaitais, l’humiliation de tout les petites pertes de contrôle qu’implique la césarienne, la douleur de l’incision, l’inconfort des fils et des tubes. Je me suis laissée aller dans le bonheur de rencontrer enfin notre deuxième bébé, notre deuxième fils.

Nous avons profité de ces moments de découvertes, de surprises. Contrairement à ce que nous avions connu au cours des premières heures de la vie de Paul, qui avait dû recevoir des antibiotiques de façon préventive suite à sa naissance, avec tout ce que ça implique de suivi serré et d’observations répétées, nous avons pu bénéficier d’un calme appréciable pendant la première nuit d’Aimé. Les visites des infirmières étaient espacées et moins intrusives que ce à quoi nous nous attendions. En plus, le fait qu’Aimé soit notre deuxième bébé nous a permis d’éviter plusieurs explications et démonstrations superflues.

Tout allait bien. Aimé allait bien. L’allaitement allait bien.

Jusqu’à ce qu’une infirmière semble convaincue, pour des raisons que j’ignore, que les choses n’allaient pas si rondement. Ça a d’abord été un commentaire – « Il a l’air jaune, il doit faire une jaunisse ». La mesure prise par sa collègue, qui montrait que le taux de bilirubine d’Aimé se situait sous la limite souhaitée, n’a pas réussi à la faire changer d’avis – « Il est proche, par contre, de la limite ». Déjà, je me sentais un peu irritée par son insistance.

Puis elle est revenue pour faire les prélèvements pour le test de PKU, ce qui implique de faire une piqure sur le talon du bébé et de le compresser pour récolter des gouttes de sang. Pour une raison ou une autre, elle avait de la difficulté à récolter assez de sang. J’allaitais Aimé, je tentais de le rassurer en lui parlant. P. lui parlait. Aimé pleurait. Fort. J’évitais de me tourner vers l’infirmière, occupée aux pieds d’Aimé, je tentais de repousser mon impression qu’elle ne faisait pas tout en son possible pour que ça se passe bien et sans douleur. J’avais l’impression qu’elle faisait son travail sans douceur mais je me concentrais sur l’importance de ce test pour la santé d’Aimé. Jusqu’à ce que ses cris s’intensifient, tout comme mon impression que nous étions en train de lui imposer une souffrance inutile. Il pleurait de plus en plus fort, me tiraillant l’intérieur jusqu’à ce que mes larmes aussi jaillissent. Je me sentais déjà chamboulée par la situation mais la réaction de l’infirmière, qui ne comprenait apparemment pas que je puisse être si affectée par les cris de mon bébé, n’a fait qu’empirer la situation. Finalement, elle s’est résignée à arrêter, en disant espérer que le prélèvement suffirait – puisque autrement il nous faudrait tout reprendre à zéro.

Je me sentais irritée par ce qui venait de se passer mais je me suis concentrée sur le retour au calme rapide d’Aimé pour relativiser la gravité de l’événement. À peine remise de mes émotions, j’ai toutefois dû refaire face à cette infirmière et à mon impression qu’elle s’acharnait sur notre cas. Elle est venue nous voir – pour prendre mes signes vitaux, je crois – et a commenté sur le fait que j’étais encore en train d’allaiter. Elle m’a offert des conseils pour qu’Aimé tète plus efficacement et, idéalement, moins souvent. Je l’ai remerciée, j’ai dit que j’essaierais ses trucs. Mais ça ne suffisait pas. Même après que je l’ai assurée que j’étais à l’aise de continuer à allaiter à la demande, même si la demande revenait toutes les heures, elle a continué à insister que mon allaitement n’était pas assez efficace. Peut-être que je ne produisais pas assez? Elle m’a proposé d’exprimer manuellement du colostrum, pour voir. Je lui ai dit que je préférais passer mon tour. J’étais épuisée par le manque de sommeil des 48 dernières heures et j’en avais assez de me faire ausculter et palper par toutes les infirmières qui passaient le pas de la porte.

J’ai dit non, mais ça n’était pas la réponse attendue. Elle a insisté, encore. J’ai tenté d’expliquer simplement pourquoi je ne voulais pas, j’ai fini par ne plus contrôler mes larmes, ce qui l’a apparemment conforté dans son idée que je n’étais pas à même de juger adéquatement de la situation. Alors que je réitérais mon refus, elle refusait de sortir de la chambre, et n’arrêtait pas de répéter qu’elle ne comprenait pas pourquoi j’étais si émotive.

Il me semble pourtant que je ne dois pas être la première maman en manque de sommeil après la naissance de son enfant à manquer un peu de contrôle sur ses larmes. À mon avis, cela aurait dû suffire à expliquer mon état. Cela, puis les explications sommaires que je lui ai donné, en mentionnant le décès de Paul. Ça aurait dû suffire.

Je me suis retrouvée à me sentir coupable d’avoir résumé la vie et la mort de Paul dans une phrase impersonnelle. « Notre premier bébé est décédé, oui je suis émotive ». Je ne sais même pas si elle a compris ce que je lui ai dit. Et je suis certaine qu’elle n’a pas compris ce que je voulais dire.

J’aurais voulu dire qu’après un deuxième accouchement difficile où je m’étais sentie, encore une fois, complètement dénuée de pouvoir sur mon corps et le déroulement de cet événement, j’avais besoin de sentir que j’avais le contrôle sur quelque chose. Que je m’accrochais comme un enfant aux compliments de ses collègues sur mon allaitement « A-1 » parce que je ne voulais pas penser à ce que je n’avais, encore une fois, pas réussi à accomplir. J’aurais voulu dire que j’avais adoré allaiter Paul et que d’arrêter, après sa mort, avait été un deuil de plus à faire. Que je n’avais pas l’intention de priver Aimé ou de me priver moi de cette relation privilégiée. J’aurais voulu dire que j’avais confiance que je n’avais pas de problème de production. J’aurais voulu lui parler de tous les petits pots et les sacs de conservation que j’avais remplis du lait que Paul ne pouvait plus boire. J’aurais voulu lui parler des heures passées à tirer du lait pour soulager la douleur, des larmes versées, du congélateur plein de lait. J’aurais voulu lui dire que tout ça m’appartenait, qu’il y avait de tout ça dans le colostrum que j’étais en train d’offrir à mon bébé, peu importe ce qu’elle pensait. J’aurais voulu qu’elle comprenne.

Plus encore, j’aurais voulu ne pas avoir à dire tout ça pour que mon refus et mes larmes soient reçus comme valides. J’aurais voulu ne pas avoir à me justifier.

Je suis émotive. Point.

8 réflexions au sujet de « émotive  »

  1. Aaaaah le personnel hospitalier… Ils font un travail tellement important et difficile, mais dans les circonstances actuelles, ils ne semblent pas pouvoir le faire adéquatement… Je lui en veux, à cette infirmière, de ne pas t’avoir épaulée adéquatement, de ne pas avoir compris que son acharnement pouvait être du harcèlement et que les émotions, elles ont le droit d’exister. Et j’aurais vraiment préféré que tu aies un accouchement moins compliqué… Ce n’est pas juste!

  2. Je suis vraiment désolée que tu n’aie pas eu l’accouchement que tu souhaitais tant. 😦
    un autre deuil à faire.
    Et le fait d’avoir un beau bébé en santé n’enlève pas toute la peine de ne pas avoir l’accouchement de nos rêves. Je sais pas si tu connais le groupe maman. Ils organisent des soirées témoignages, peut être que ca pourrait te plaire… Dans quelques mois…

    • Merci Julie.
      Pour l’instant, je me sens relativement en paix avec la tournure des événements, même si je suis déçue de ne pas avoir vécu l’AVAC que je souhaitais… Mais je me laisse de la place pour vivre les émotions qui viendront, quelles qu’elles soient, alors merci pour la référence!

  3. Le système de santé – via ses représentants – peut être parfois si déshumanisé, si oppressant… On peut comprendre qu’avec un tel accompagnement, certaines femmes préfèrent renoncer à l’allaitement.

    Bravo d’être restée forte et intègre vis-à-vis de tes choix et de tes convictions, dans un moment aussi émotif que celui de la naissance et de la rencontre avec ton enfant (absolument magnifique par ailleurs). Je mets volontairement fort et émotif dans la même phrase, je trouve que ce sont deux belles qualités qui, mises ensemble, forment une belle personnalité.

  4. J’ai allaité mes deux fils aux 90 minutes pendant plusieurs semaines. So what ? Ils sont maintenant âgés de 8 et 12 ans et ils sont en bonne santé. Ce sont les compagnies de lait pour nourrisson qui ont décidé que les bébés avaient faim juste aux 4 heures. Et la tendresse, le rèconfort, la sécurité et le plaisir ? C’est pas important ? Le bébé était en fusion total dans le ventre de sa mère et à sa naissance il ne doit boire qu’aux 4 heures . C’est vraiment n’importe quoi.

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