(Avant de commencer, je précise que ce billet contient une description d’un moment où j’ai cru qu’il était arrivé quelque chose de grave à Aimé, mais ce n’était pas le cas. Il va bien. A vrai dire, j’écris ces mots alors qu’il somnole sur moi.)
Dans un peu plus de deux semaines, nous devrions fêter le deuxième anniversaire de Paul. Le mois de janvier qui débutera porte pour plusieurs la promesse d’une nouvelle année, de nouveaux commencements. Mais pour moi, il est lourd de significations, pesant parce qu’il mettra un terme à une deuxième année sans Paul. Je ne sais trop quoi penser de janvier. L’année dernière, le mois m’a catapultée un an avant, chaque jour passant comme le calque des journées que nous avons partagées avec Paul en 2014.
Nous devrions commencer ces vacances avec joie, être occupés à inventer des activités pour souligner un anniversaire de deux ans. Nous devrions avoir avec nous un petit bonhomme entamant son troisième hiver. Paul ne serait plus un bébé. J’ai tellement de difficulté à imaginer ce qu’il serait devenu; j’ai de la misère à réaliser que nous devrions avoir déjà vécu toutes les étapes que traverse Aimé. Paul aussi aurait dû apprendre à ramper et à rouler. Il saurait marcher, parler, il pourrait jouer avec son cousin presque exactement du même âge. Je le regarde grandir, lui, et je n’arrive pas à croire que Paul serait déjà aussi grand. La maman d’une petite fille née quelques mois avant Paul partageait aujourd’hui son émerveillement de pouvoir avoir des conversations avec elle. Et c’est vrai que c’est renversant. Je suis fascinée par les premiers balbutiements d’interactions avec Aimé.
C’est tellement difficile d’imaginer tout ce que nous avons raté, tous ces moments que nous ne vivrons pas avec Paul.
C’est tellement difficile d’imaginer.
On entend souvent ça quand on vit quelque chose de trop dur, de trop gros.
« Je ne peux pas m’imaginer »
Une partie de moi à parfois envie de répondre que oui, on peut s’imaginer. En fait, c’est tout ce qu’on peut faire. Ouvrir son cœur et son esprit pour se mettre dans la peau des autres, pour leur offrir les parcelles de compassion que l’on porte en nous. Mais c’est vrai que c’est difficile, c’est vrai que parfois on manque d’énergie ou de courage ou de temps pour vraiment imaginer.
Parfois, on veut se protéger. Préserver nos forces, s’accrocher à ce qu’il nous reste d’un équilibre mental fragilisé.
Moi je n’arrive pas à imaginer — je refuse d’imaginer — ce que ce serait de perdre un deuxième enfant. Je sais que c’est possible. Je sais que ce n’est pas probable. Mais mon esprit refuse de prendre la mesure de ce que signifierait une telle tragédie. Je m’accroche aux probabilités. Je rejette de toutes mes forces la possibilité. Je ne veux pas imaginer.
Il y a deux jours, je suis restée seule avec Aimé pendant quelques heures. P. était parti à un rendez-vous et devait rentrer en début d’après-midi. Avec mon horaire scolaire charge des dernières semaines, ça faisait un moment que ça ne m’était pas arrivé. Après une matinée occupée en grande partie à faire la sieste en tête-à-tête avec Aimé, on s’est levés et je l’ai installé par terre avec des jouets. Ses jouets de tous les jours. Son « spot » de tous les jours, dans l’espace qui nous sert de salle à manger. Je me suis installée juste derrière le comptoir pour nous préparer à manger.
Il est par terre, il babille, attrape les objets qui sont autour de lui, pratique inlassablement ses transitions assis-quatre-pattes et vice-versa. Moi je suis dans la cuisine, et je lui jette des coups d’œil toutes les quelques secondes. Je lui tourne le dos un instant pour couper je ne sais plus quoi. Je suis inattentive pendant un demi-moment. J’entends un bruit, comme un petit raclement de gorge. Je me retourne mais le comptoir bloque ma vue. Alors que je le contourne j’aperçois Aimé à plat ventre, les bras ouverts, la tête posée sur le côté. En une fraction de seconde tout se bouscule dans ma tête.
ce raclement de gorge / mais est-ce que c’était bien cela? / la probabilité qu’Aimé ait avalé une petite pièce d’un jouet pas assez sécuritaire / la possibilité qu’il ait ingéré quelque chose de toxique / le corps du petit Alan sur les bords de cette plage turque / est-ce que quelque chose dans la maison a pu l’empoisonner? aussi vite? / sa peau est tellement pâle / je dois appeler le 911 / mais qu’est-ce que je vais dire? / pas encore pas encore pas encore / pas encore pendant que je suis seule avec mon bébé / AIMÉ!
une seconde.
peut-être moins.
je me penche sur lui en criant:
AIMÉ!
Il réagit tout de suite. Il fait un de ces petits bruits comme il en fait mille chaque jour. Il se redresse. Il sourit.
AIMÉ!
Je n’arrive pas à respirer, je pleure. Je prends un pas de recul. Je m’affale sur la première marche de l’escalier.
Il respire. Il vit. Il avait simplement posé la tête sur le plancher frais, peut-être pour se remettre de ses efforts tenaces.
AIMÉ!
Il respire. Je cherche à aspirer un peu d’air, tout est coincé dans ma gorge, l’espace est bloqué par les pensées qui se bousculent en moi. Pendant une seconde, je n’ai pas eu à imaginer. Je n’ai pas pu faire de choix. Pendant une seconde, j’étais certaine que tout était fini. Encore.
AIMÉ! Tu ne peux pas me faire ça.
Il me regarde. Il rit.
Il rit. Ça va aller. Tout va bien. Il faut que je me ressaisisse avant de lui transmettre ma panique. Je tremble mais j’essaie de maîtriser ma voix. Ça va aller.
Maintenant j’imagine un peu trop bien.
Je repense à cet instant, à cette seconde. Il ne s’est rien passé. Sauf cette hantise profonde qui a pris le dessus et m’a mise K.O. Je n’ai pas eu à imaginer.
Depuis mercredi, je n’arrête pas d’y repenser. Je n’arrête pas d’imaginer.
Tout ces événements on installer une grande peur en nous. Ou plutôt on supprimé toute trace de naïveté. Ton texte nous fait vivre ce moment comme si nous y étions. Et malheureusement il va sûrement y avoir d’autres moments comme ça. Parce que maintenant on peut imaginer.
Merci de ton partage. ❤
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