Je n’ai pas de médecin de famille. Je suis sur une vague liste d’attente mais je ne retiens pas mon souffle. Et puis j’ai l’immense chance d’être — jusque là — en bonne santé, alors je préfère qu’un-e autre ait cette place convoitée. En attendant, je ne sais donc pas trop à quoi ça ressemble, la relation qu’on peut entretenir avec un-e médecin qu’on a toujours connu.
Je n’ai pas de médecin, mais j’ai une dentiste. J’ai toujours été suivie par la même personne, depuis mon tout premier rendez-vous quand j’avais cinq ans, jusqu’à avant-hier matin.
Je n’ai pas de sentiment particulier à son égard, mais j’avoue que j’aime bien le fait que sa réceptionniste semble toujours me reconnaitre, que les assistantes et hygiénistes dentaires me demandent de mes nouvelles — même si c’est difficile de répondre avec une main dans ma bouche et un crochet qui me gratte une dent. Pareil pour la dentiste qui semble toujours savoir à peu près où j’en suis dans la vie. Soit elles ont toutes une excellente mémoire, soit il y a des notes assez précises dans leurs dossiers et elles révisent avant de recevoir chaque patient-e.
Je suis toujours surprise par cette impression de ne pas être qu’un numéro. C’est l’avantage de la médecine privée peut être? Ou simplement un dommage collatéral de mes quelques contacts avec un système de santé public soumis à la méthode toyota : mes attentes sont basses.
Si basses que quand j’ai senti l’inquiétude monter en moi au rythme de l’anesthésiant qui se diffusait dans ma gencive et que j’ai expliqué mon air paniqué à la dentiste — « je ne me suis pas encore remise de mes césariennes et de cette sensation désagréable de ne plus me sentir » — je m’attendais à ce qu’elle balaie mon stress du revers de la main. Elle me l’avait dit quelques minutes auparavant. « C’est une extraction simple. Pas beaucoup de douleur, pas de complication. »
À la place, elle m’a proposé de prendre quelques minutes pour m’habituer à l’anesthésie en compagnie de l’assistante dentaire pendant qu’elle allait faire un examen à un-e autre patient-e (méthode toyota, quand tu nous tiens!). Je n’avais pas absolument besoin de cette pause mais j’ai apprécié son geste.
J’ai apprécié aussi que l’assistante dentaire me pose des questions sur Paul, qu’elle m’offre un moment pour lui dire que l’anniversaire de sa mort arrive à grands pas. J’ai apprécié que cette conversation soit entremêlée dans une conversation sur nos enfants — les siens, un peu plus vieux, Aimé et tout ce qu’il apprend ces jours-ci, les nuits entrecoupées, les congés parentaux. Et Paul.
Au bout du compte, l’arrachage de dent s’est révélé être en effet « simple » et ma peur de l’anesthésie un peu exagérée pour l’occasion. Avoir la joue engourdie ne se compare pas avec l’effet de perte de contrôle totale** d’une péridurale ou d’une rachidienne. Et se faire extraire un dent n’a rien à voir avec un accouchement.
En me raccompagnant vers la réception pour que j’y règle mes comptes — le désavantage certain de la médecine privée : il faut payer pour les soins — ma dentiste semble partager une partie de mes réflexions « La petite Typhaine qui venait en 1992. Le temps passent vite… Tu as déjà deux enfants. »
Je repars avec une dent de sagesse en moins et, bizarrement, le réconfort que Paul ait été si présent dans cette matinée rebutante.
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Il y a deux ans aujourd’hui, je vivais sans le savoir les dernières heures de normalité et de bonheur avec Paul. Il y a deux ans aujourd’hui, mon monde s’apprêtait à se désagréger sans avertissement.
J’ai eu deux ans pour essayer de construire un peu de sens autour de ce gouffre.
Mais j’ai encore besoin d’en parler.
Et j’ai toujours besoin d’entendre que j’ai deux enfants.
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** À ce sujet, pour les anglophiles curieuses et curieux, je recommande vivement cet épisode de The Longest Shortest Time. Le récit de césarienne (plus que l’expérience d’une simulation de césarienne) m’a vraiment rejointe.
Beau texte Typhaine.