je n’ai pas rêvé

Les bébés continuent de naître. Paul n’est plus là et pourtant, d’autres bébés naissent. Ils naissent, ils grandissent, tout doucement, continuellement. Leurs parents les découvrent et les redécouvrent jour après jour, se réveillent la nuit pour s’en occuper, voient leur peau se défriper, leurs yeux commencer à les reconnaître, leur cou se renforcer jusqu’à pouvoir soutenir leur tête encore lourde et surdimensionnée.

Et puis quoi, ensuite? Je ne sais pas trop. Les bébés naissent, mais Paul n’est plus là pour me faire connaître la suite. Chaque jour porte le renouvellement de son absence. Chaque semaine, chaque mois, nous sommes privés d’une nouvelle étape de sa vie. Il en est privé, j’en suis privée. Chaque instant alourdi par son départ, et par l’étourdissante permanence de sa mort. Tous les jours et toutes les minutes de toute ma vie sans lui. C’est tellement long. La vie de Paul a été tellement courte.

Dans ma quête pour forger du sens dans cette masse informe de mon existence en standby, j’essaie profiter quand même de tout ce qu’il y a de beau et positif dans ma vie. Parfois j’y arrive à peu près. Parfois, je réussis même à profiter de la présence des enfants et des bébés qui m’entourent, de près ou de loin. Mais d’autres fois, les enfants des autres, et les futurs enfants des autres, encore au chaud dans l’utérus de leur mère, me font l’effet d’un collier étrangleur, au bout d’une laisse retenue par un maitre violent. Au moment où je m’y attends le moins, alors que je déambule sans réfléchir, je sens tout d’un coup les mailles de métal se resserrer autour de mon cou, s’enfoncer dans ma chair.

Les enfants des autres. Parfaits en tous points, sauf dans le fait qu’ils ne sont pas Paul.
Les autres. Les parents qui ne connaissent pas la fragilité de ce statut, qui ont le privilège immense de ne pas connaître dans leurs tripes la violence du deuil d’un bébé.

Ou, qui sait, peut-être connaissent-ils intimement cette douleur? Celle-là ou une autre.
J’essaie de me rappeler que je n’ai pas le monopole de la peine et du deuil. Que la mort d’un bébé n’est qu’une des innombrables épreuves qui peuvent s’abattre sur une vie. J’essaie de m’en convaincre. J’essaie de me le répéter assez fort pour couvrir le bruit incessant dans ma tête, un bourdonnement de mots qui se mélangent.
Paul/monbébé/pourquoi/pourquoimoi/pourquoiPaul/pourquoitoimonbébé/Paul

Assise sur la terrasse d’un café, à attendre mon frère, je perd le compte des bedaines et des bébés qui passent dans mon champ de vision. Une mère fait deux aller-retours avec sa progéniture, d’abord à vélo, avec sa charrette remplie d’enfants, puis à pied, les deux petits sur des tricycles. J’essaie de me raisonner, de me relaxer, face au mélange de jalousie, d’angoisse et de tristesse qui monte en moi.

Je me laisse aller à regarder des photos de Paul, qu’importent les larmes qui montent invariablement et que j’essaie de cacher. À travers ces images, je me confirme à moi-même que je n’ai pas rêvé.

je n’ai pas rêvé
l’arrivée de Paul
les trois jours à l’hôpital
au début de sa vie

sa bouche vorace, ses lèvres parfaitement dessinées
son air béat après avoir bu
la petite bulle de lait entre les lèvres
la douceur enivrante de sa peau
son duvet foncé, ses yeux noirs
ses oreilles au pavillon un tout petit peu aplati
ses siestes sur le torse de son père
le bouleversement de l’amour immense, intense
le creux de son cou
si chaud
si doux
puis tragique
à la fin
les lèvres aussi
qui ne pouvaient plus téter
qui ne se refermaient plus à cause du tube qui le maintenait en vie
et l’autre tube, comme chez le dentiste
le bruit des machines
les aiguilles
les petits X
sur ses pieds parfaits

les trois jours à l’hôpital
à la fin de sa vie
son départ
je n’ai pas rêvé

8 réflexions au sujet de « je n’ai pas rêvé »

  1. I used google translate! (thanks to pleromama!) wow!! such beautiful words even when translated by the internet.

    I do not hold a monopoly on grief….yes! I have thought those exact words myself, but still sometimes feel I do. Yes, there are countless other tragedies in life, some so horrific the death of my baby pales in comparison. but it does not mean the death of my baby is not sad. Losing your little one is one of the saddest sads. I wish paul was here with you.

    • Thank you Meghan.
      I agree, the tragedies befalling other people do not take away our pain, the legitimacy of our grief. I just try to remind myself it goes both ways (my pain doesn’t invalidate theirs).

      I so so wish Paul was with me. And i wish Mabel was with you. I hate to get to know so many mothers whose babies aren’t where they belong, no matter how wonderful you all are.

  2. Oh ton texte est troublant et je me sens toute petite de pouvoir éprouver le même sentiment d’avoir rêvé la présence de mon *♡* alors que de mon côté je n’ai pu le toucher et qu’il s’agit parfois j’ai l’impression de mon imagination. Heureusement que j’ai l’écho de son petit Coeur pour me rassurer qu’il a existé. Je n’imagine pas ta douleur car ton Paul a bel et bien été réel, ta perte est immense et j’espère ne pas être trop maladroite en écrivant ces quelques mots. Je t’envoie beaucoup de douceur et pense à toi, à vous qui traversez cette terrible épreuve.

    • merci Artemise. De mon côté, je ne peux qu’imaginer le désarroi de perdre un bébé que l’on a pas rencontré… Un autre genre de tragédie qui ne devrait arriver à personne.

  3. Je viens de lire cette citation, et j’ai pensé à toi (peut-être la connais-tu déjà) :
    « Je vous en prie, ne me demandez pas si j’ai réussi à le surmonter,
    Je ne le surmonterai jamais.

    Je vous en prie, ne me dites pas qu’il est mieux là où il est maintenant,
    Il n’est pas ici auprès de moi.

    Je vous en prie, ne me dites pas qu’il ne souffre plus,
    Je n’ai toujours pas accepté qu’il ait dû souffrir.

    Je vous en prie, ne me dites pas que vous savez ce que je ressens,
    À moins que vous aussi, vous ayez perdu un enfant.

    Je vous en prie, ne me demandez pas de guérir,
    Le deuil n’est pas une maladie dont on peut se débarrasser.

    Je vous en prie, ne me dites pas
    « Au moins vous l’avez eu pendant tel nombre d’années »,
    Selon vous, à quel âge votre enfant devrait-il mourir ?

    Je vous en prie, ne me dites pas que Dieu n’inflige pas plus que ce que l’homme peut supporter.
    Je vous en prie, dites-moi simplement que vous êtes désolés.

    Je vous en prie, dites-moi simplement que vous vous souvenez de mon enfant,
    si vous vous rappelez de lui.
    Je vous en prie, laissez-moi simplement parler de mon enfant.
    Je vous en prie, mentionnez le nom de mon enfant.
    Je vous en prie, laissez-moi simplement pleurer. »

    Rita Moran

    • merci, petitesvagues
      Je l’avais déjà lu mais c’est un texte qui me rejoint, même si j’ai eu la chance de ne pas recevoir trop de ces commentaires bien intentionnés mais tellement cruels.

  4. No, you did not dream it, although it probably feels like it when new life grows and delights, all around you. Paul was a beautiful and cherished son and it is still incomprehensible that he has died. Because he is no longer present, while your parental love and grief perpetuates, the details need repeating. This person, your beloved son, was here! And his life meant something – it has impacted your family, friends and readers.

    I appreciate your description of the choke collar. I am pretty good at keeping my master at home, but when I am forced to go out, the spikes of that collar dig in violently.

  5. Ping : signes | le marcassin envolé

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