Une image flotte dans ma tête aujourd’hui.
Je me vois, enjamber la neige accumulée en bordure de la route. Il fait froid. Le sol glissant et inégal témoigne d’une succession de redoux et de reprises du gel. Le moindre trajet en voiture, inévitablement parsemé de soubresauts, se répercute au bas de mon ventre, tirant sur la cicatrice d’une césarienne imprévue et non souhaitée. Je n’arrive pas non plus à soulever la coquille qui protège notre bébé contre les aléas de la route et contre le froid.
P. s’en charge. Je me contente d’éviter de tomber. Nous marchons vers le bureau d’un avocat. Une fois à l’intérieur, dans l’ascenseur, nous pouvons découvrir un peu Paul, emmitouflé. Minuscule. Magnifique.
Un an et demi plus tôt, P. et moi avons été arrêtés pendant une manifestation, avec 79 autres personnes. Collectivement, nous avons contesté ces arrestations, similaires à des centaines d’autres survenues au printemps 2012.
Notre cas traine.
C’est ce qu’on se dit, déjà, en ce matin de janvier 2014, quelques jours avant la date prévue du début de notre procès.
Le jour où nous sommes convoqué.e.s à la cour municipale, Paul est bien installé contre moi dans l’écharpe de portage. Comme on ne sait pas trop combien de temps tout cela va durer, les autres personnes présentes me laissent passer la première devant le juge. Dans la salle d’audience, je réponds aux questions en me balançant d’un pied à l’autre pour que Paul reste endormi. J’aimerais pouvoir dire au juge : « vous voyez bien que la Ville a trainé pour nous convoquer en cours : on a eu le temps de fabriquer un bébé ». Je me contente de répondre aux questions qui me sont posées.
Un peu plus tard, je l’allaite sur le banc à la sortie de la salle. Finalement, cette journée n’est que la première d’une longue série de remises successives des journées de procès.
Notre cas traine.
C’est ce qu’on se dit, encore et encore, au fil des années qui s’écoulent. (Le cas s’est finalement soldé, cette année, par un « arrêt des procédures »).
Avec une partie des personnes arrêtées la même journée que nous, nous avons décidé de déposer une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse. Au moment de prendre cette décision, je ne réalisais pas la durée potentielle de ce type de procédures.
Notre cas traine.
Encore.
Le temps a passé. Plus de quatre ans maintenant. Nous avons eu des rencontres, des réunions, quelques apparitions dans les médias. D’autres personnes arrêtées en 2012 ont eu des enfants depuis.
Aimé était encore tout petit, l’année dernière, quand j’ai accepté d’être l’une des porte-paroles pour le groupe. Il n’avait que quelques semaines. Il était dans les bras de Patrice ou dans les miens, en ce début juin 2015, quand nous avons pris cette décision collectivement. Je me suis demandé si les gens présents, que nous avions vu de loin en loin au fil des ans, ceux que je connaissais à peine, se souvenaient de moi avec un autre minuscule bébé, un an et demi plus tôt.
Notre cas traine.
Encore aujourd’hui, un courriel à ce sujet.
Notre cas traine.
Rappel d’un temps avant les enfants.
Rappel du temps trop bref partagé avec Paul.
Rappel incessant de Paul qui ne sera pas là, du haut de ses trois ans, ou quatre ans (ou plus peut-être) pour témoigner du temps passé pendant que ça trainait.
The places you visited with Paul must have such a special importance. Bittersweet reminders, to revisit them. I don’t have quite that experience, but any trips I took while pregnant with the twins, the people I met and their reaction to us expecting twins, are kept in a special place.
Some places — especially the route i took on the last outing i took with Paul — are still too marked for me to go back. A few are colored with the memories we shared with him. On the other hand, we had to reacquaint ourselves with the familiar places that we inhabited with Paul to be able to function, and that means his presence isn’t quite as vivid anymore in these spaces (our home, our immediate neighborhood… what would have been his room has become his brother’s…)