l’essentiel et le reste

Paul est né au début du mois de janvier, dans un coin du monde où il fait froid, pendant un hiver particulièrement rigoureux. Quand nous quittons l’hôpital, trois jours après sa naissance, il fait un froid mordant, le sol est glissant et accidenté, la glace est figée sur les trottoirs. Les routes sont enneigées et cahoteuses, me rappelant à chaque soubresaut de la voiture la cicatrice au bas de mon ventre, celle que j’essaie d’oublier parce qu’elle m’évoque ce que je considère comme un échec, cette césarienne que je voulais tellement éviter.

Dans les jours qui suivent, j’attends impatiemment de pouvoir sortir dehors. Ça fait plus d’une semaine que je suis à l’intérieur et l’air frais me manque, mais la météo s’acharne sur notre cas. Après le froid, c’est le déluge de pluie verglaçante, puis le retour du gel, rendant les trottoirs et les rues impraticables. Les sages-femmes en visite pour faire le suivi avec Paul doivent s’accrocher l’une à l’autre pour parcourir les quelques mètres entre leur voiture et notre porte d’entrée.

Finalement, quand on sort avec Paul pour la première fois, c’est parce qu’on est bien obligés. On doit aller signer des papiers, ça ne peut pas attendre. On emmitoufle notre beau bébé tout neuf, on le met dans sa coquille. À l’arrivée, en sortant de la voiture, on fait bien attention pour ne pas glisser sur les plaques de glace, puis, arrivés à l’intérieur, on découvre enfin Paul, qui s’est endormi sur le chemin. Je me sens tellement fière d’être enfin dans un lieu public avec ce petit bonheur que j’ai envie de montrer à tout le monde.

Deux semaines et demi plus tard, Paul va à sa première manifestation, bien au chaud contre moi dans le porte-bébé. Encore une fois, il fait trop froid pour le découvrir. Je revois plein de gens avec qui je travaille pour la première fois depuis la naissance de Paul. J’ai envie qu’elles et ils le voient. J’ai hâte que le temps soit plus clément, que Paul puisse commencer à entrer en contact avec le monde extérieur. Et aussi, j’ai envie d’entendre les gens s’enthousiasmer sur son cas. J’ai envie, je l’avoue, d’entendre qu’il est mignon. Moi, évidemment, je trouve que c’est le plus beau d’entre tous, mais j’ai envie de l’entendre de la bouche des autres. Je veux me faire dire qu’on a bien travaillé, qu’on a fait pousser un beau bébé (même si, je sais bien, « l’essentiel c’est un bébé en santé » *).

Depuis quelques semaines, le temps chaud est revenu. Vu la tendance des gens de Québec à profiter de chaque minute estivale, les poussettes, les bébés et les bedaines déferlent dans les rues, sur les pistes cyclables, dans les parc… J’ai l’impression qu’ils sont partout. Je ne peux m’empêcher de les suivre des yeux. Les bébés de quelques mois, surtout. Je les dévisage de loin. L’envie me tord le ventre.

La douleur provoquée par l’absence de Paul se décline sous plusieurs tons. Certains profonds, d’autres superficiels.

Je voudrais tant que Paul soit encore avec nous pour plein de raisons évidentes, pour plein de raisons que je juge « bonnes ». Mais par moments, ce sont des considérations beaucoup moins nobles qui me ramènent à ma peine. J’aimerais faire partie de ces parents qui se promènent avec leur bébé sur la hanche ou qui poussent un chariot en courant le long de la rivière. Notre chariot, acheté en rêvant aux courses et aux sorties de vélo que nous allions partager avec le bébé qui allait se joindre à nous, prend la poussière dans le sous-sol. Le porte-bébé est pour toujours teinté des derniers instants d’insouciance que j’ai eus avec Paul.

Je pleure pour Paul. Pour la vie qu’il ne vivra pas. Pour les rêves qu’il ne fera pas. Pour l’invisible, l’indicible. Pour ce que le renard du Petit Prince qualifie d’essentiel.

Je pleure aussi pour moi. Pour ce qui n’est peut-être essentiel mais qui m’importe quand même. Pour les petits moments du quotidien, pour les rayons du soleil qui ne doreront pas le visage de Paul. Pour l’idée que je me faisais de lui en bébé, de moi en maman, de nous en famille.

 


 

* Les histoires que je découvre à travers les blogues de plusieurs parents endeuillés me font remettre cette affirmation en question, mais elle représente à peu près fidèlement le sentiment de soulagement que j’avais d’avoir mis au monde un bébé qui semblait en bonne santé.

Une réflexion au sujet de « l’essentiel et le reste »

  1. There is so much complexity to the emotion of losing an infant. There is the mourning for the actual person, son or daughter, who we knew (or didn’t quite know), for the unique elements of the person we didn’t get to (fully) know, the loss of all his/her future, dreams that he/she should have pursued and conquered…., and then each instant for which WE had a vision of what should have been, particularly for ourselves, as parents to these amazing beings.

    A while back, my husband and I were talking about why people decide to attempt to have children. Most of the reasons (e.g., understand unconditional love, watch them grow/learn, create a legacy, provide sibling love, etc.) are tied up in the « experience » of parenting our child(ren). And, so, when our child is stripped away SO EARLY, it’s like EVERYTHING has been taken.

    I do not see your feelings of envy/sorrow, at those mundane things you are missing with Paul, to be less worthy, or shallow, at all. I am just so sorry for your loss of Paul and all of those experiences you had hoped and expected would fill the rest of your lifetime. It is not fair.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s