On dit qu’une personne est lourde quand elle nous semble se vautrer excessivement dans des émotions perçues comme négatives – par exemple la colère, l’anxiété et la tristesse. Le mot ‘lourdeur’ a une connotation péjorative et, de fait, est porteur de censure. On peut donc l’utiliser comme bâillon, de façon à ne pas avoir à gérer les émotions de la personne en face, à ne pas subir un drain émotif malvenu.
— Mimi
La fête nationale. Une part de moi s’en fout un peu, et je ne me sens pas l’énergie d’exposer des critiques politiques/constructives à ce moment d’étalage collectif d’un nationalisme un peu vide. De toute façon, plein de gens l’ont fait tout à fait adéquatement et se sont fait un plaisir de le partager sur leur réseau social de choix. Alors pour ma part, je n’ai pas partagé à ma ribambelle « d’ami-e-s » ce que j’en pensais. Pourtant, j’avais le temps. Et, au fond, j’avais quelque chose à dire.
Ce qui m’habite les 23 juin au soir, quand la ville sort faire la fête, c’est des souvenirs du 23 juin 2005. La ville fêtait mais chez nous, l’ambiance était lourde. Mon père vivait ses derniers instants et on le savait. En fait, on ne croyait pas qu’il serait encore des nôtres si tard dans le mois de juin. C’était pour mon frère et pour moi, des semaines importantes, en dehors du drame qui se jouait dans la grande chambre de cet appartement où nous avons grandi. Je venais d’avoir 18 ans. Lui, il terminait une année scolaire difficile. Et dans la famille, on a compris que Jacques avait attendu que ces moments passent pour enfin rendre les armes dans cette lutte contre le cancer qui l’emportait.
Aux petites heures du 24 juin 2005, je ne m’occupais donc pas d’essayer de retrouver des gens sur les Plaines bondées de monde. Je ne faisais pas mon chemin vers la maison, après une soirée arrosée. Dans le silence entrecoupé par moments de bruits de célébration étouffés, je sentais mon père s’éteindre à mes côtés.
Depuis, j’ai appris à vivre avec la douleur de cet épisode de ma vie. J’ai eu l’impression de passer à travers cette douleur, ce sentiment de solitude et d’abandon. Mais la mort de Paul — l’expérience d’entendre, de nouveau, les derniers souffles de quelqu’un que j’aime — teinte mes souvenirs. Ils sont moins sereins. Ils sont lourds.
Je suis lourde.
J’ai envie de partager ces histoires parce qu’elles remplissent mon esprit. J’ai envie de parler de Paul aussi. Beaucoup, souvent. Sa vie, sa mort. Son absence immense.
Mais j’ai peur de devenir la personne de qui les gens parlent à voix basse. Elle est lourde. Peur d’être celle qui parle toujours de mort, qui empêche les autres de ne pas y penser. Celle dont on dit qu’elle ne s’aide pas, qu’elle devrait passer à autre chose.
J’ai peur de cette censure dont parle Mimi, dans son texte qui remet en question notre refus collectif de la lourdeur. Je n’y ai pas fait face venant de l’extérieur. Mais j’ai tellement intériorisé cette peur de déranger que je me charge bien (d’essayer) de respecter les balises du bon goût en termes de deuil.
Je me suis offert un espace virtuel pour pouvoir écrire, pour dire ma peine. J’essaie, autant que possible, d’accepter les invitations qui me sont faites, dans la « vraie vie, » de partager sur ce que je vis. J’essaie de prioriser mon besoin de parler par rapport à mon souhait de ne pas trop déranger. Et surtout, j’essaie de faire taire ma peur d’avoir l’air dérangé.
Cette crainte de déranger et de projeter l’image d’une personne qui n’est pas en pleine possession de ses moyens me pèse. Avec certaines personnes, j’accepte de vivre cette vulnérabilité mais le masque que je porte dans la majorité de mes interactions avec le monde extérieur en est un de relatif contrôle.
Sur facebook, pour ne pas le nommer, j’ai repris mes habitudes de partager du contenu plus politique/collectif qu’individuel. Je publie au compte-goutte des références à Paul et à ce que je vis même si je ne pense qu’à ça. Tout le temps. Je voudrais tout dire. Tout raconter. Mais je m’empêche de le faire par peur d’avoir l’air d’être stallée dans mon deuil.
Je veux (re)prendre le droit de parler de ce que je vis même sur les plateformes inappropriées des médias sociaux. Je pourrais argumenter que je veux partager mon expérience parce que « le privé est politique, » que je juge que ce que je vis est pertinent à quelqu’un-e d’autre qu’à moi-même. Mais la vérité, c’est qu’en ce moment j’ai besoin de parler de moi. Je suis tournée vers moi-même et vers mes très proches. Et aussi vers une communauté virtuelle rassemblée autour du deuil, dont la présence quotidienne est un soutien inestimable.
Je ne tiens pas à ce que toutes les personnes que je côtoie, en ligne ou en vrai, deviennent partie intégrante de ce réseau de soutien. Les vies de chacune de ces personnes qui gravitent autour de moi comportent elles aussi leurs drames, leur défis, leur demandes quotidiennes. Je n’aspire pas à être au centre d’un réseau, à être portée (même si dans les semaines qui ont suivi la mort de Paul, c’est ce qui m’a permis de survivre). Je veux plutôt faire partie intégrante d’un filet social de soutien et de partage.
Comme l’expliquait Mimi :
« Reconnaître et célébrer la lourdeur de l’entièreté de nos individualités cimente les liens de solidarité et de cohésion qui nous retiennent les uns et les unes aux autres, qui nous enracinent et nous permettent de résister. Cet engagement nous demande également de contempler notre insertion dans la vie les unes et les uns des autres et d’en accepter les implications, ainsi que la responsabilité de nos actions, autant publiques qu’intimes. […] Accepter les émotions des autres et se soucier de leur bien-être est effectivement lourd – une lourdeur qui demande du temps, de l’énergie émotive, un engagement, de la vulnérabilité, souvent de la frustration. »
Je veux faire de la place pour recevoir la lourdeur des autres, qui, paradoxalement, m’aide à vivre la mienne. Je veux offrir « l’énergie émotive » que j’ai, et accepter de me nourrir de celle des autres.
Thank you for this. I have been struggling with the same thing. There is an unfortunate fine line I’m always left walking…, how can I authentically share Zachary and my true state of devastation/sorrow whilst not being perceived as « not coping well » or wallowing. I’ve actually had someone make the comment « wow, you’re still not feeling better? », when she asked me how I was doing. As if the person was surprised at my continued grief on the death of my son. As if I am recovering from a sinus cold, or something. Just the fact that she reacted that way made me feel like it was unacceptable to her. What I’d like to say to people who respond like this when I give the truth is « when one of your children has died…, actually make that two of your children, then you may tell me how well you think I’m coping ». But, I don’t. I slide my mask back down and sit in disappointment…, on top of the ever-present sorrow.
I don’t have a facebook account because I know it becomes primarily a superficial, unhelpful thing, in real life, especially when tragedy strikes. When B.W. died, everyone was joining, or had joined FB, and I’m so glad I have avoided it all these years.
Can I say that I appreciate your « heaviness »? I do. Like you, it helps me to face the reality of my own « heavy » life.
I am sorry you had to deal with that insensitive comment. I can’t imagine why someone would think of saying something like that.
I think it is totally possible to appreciate heaviness.
It reminds me of this mom at the support group i went to. A woman who had recently lost her son expressed how good it felt to hear others’ stories. I completely recognized myself in that comment on how, strangely, hearing/reading the pain of others can help us live through our own.
Chère Typhaine,
J’oserai encore (bien timidement) prendre la parole sur cette fine analyse de quoi dire et taire, dans les rapports sociaux ordinaires, face à l’épreuve du deuil.
La « lourdeur » qui dérange (et j’entends plutôt la vie crue, réelle, telle qu’on peut la ressentir au fond de nous-mêmes, bourrée d’émotions paradoxales, parfois si belle et d’autres fois presque insoutenable) m’est bien plus supportable que la légèreté qui s’épanche.
Bien sûr, la légèreté est agréable, nécessaire. Raconter sa journée, s’intéresser à la couleur du patio, aux courses à faire offre mille plaisirs à l’esprit, dont celui de se détourner des questions existentielles, si difficiles à affronter. Elle fait partie de la condition humaine, orientant nos actions pour assurer notre survie et (surtout) notre bien-être, à travers mille petits gestes répétitifs plus ou moins signifiants mais généralement perçus comme nécessaires pour nous et notre famille.
Mais, comme tu le dis, la légèreté est parfois aussi le paravent au malaise, le malaise de déranger. Cette crainte que tu éprouves me touche par effet miroir. Car moi aussi, face à la personne endeuillée, j’ai « peur de déranger ». Pas tant peur de te déranger que de déranger – peut-être – la toute petite quiétude que tu viens de trouver, pour quelques instants. Peur de gâcher ta journée de travail, ta soirée, en évoquant la beauté de Paul, la sérénité de son visage sur la dernière photo que tu as partagée, alors qu’il n’est plus là. Mais je sais bien que la légèreté, pour éviter de parler de la peine et de l’absence, tend vers l’absurdité. Absurde de s’intéresser à la couleur et au confort des chaussures quand le pire drame d’une vie vient d’arriver.
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Ma grand-mère a eu 12 enfants, elle en a élevés 11. En fait 10, mais ça c’est une autre histoire. Son bébé Denis – son premier Denis – est décédé 6 jours après sa naissance. Il y a quelques mois à peine, elle m’a encore dit que c’était son plus beau. Pas des Denis : de tous ses bébés.
Et non, je ne l’ai pas trouvé lourde : je l’ai trouvé belle et remarquablement courageuse. Le courage de dire la vie telle qu’elle est.
Merci Christine pour ces mots… Je suis d’accord avec toi. Je crois que la légèreté a aussi sa place dans des relations humaines saines. Simplement, je remarque que l’image de retour à la normale que je projette n’est pas complètement honnête. J’ai peur de perdre (ou de ne plus me donner) le droit d’être triste publiquement. De porter le deuil sur facebook comme les générations précédentes le faisaient avec leur habillement par exemple… J’aspire à être comme ta grand-mère, à pouvoir encore dire dans 10 ans, 20 ans, ou plus, tout ce que Paul représente pour moi. Tout ce qu’il a été.
Pour ce qui est de la peur de déranger les personnes en deuil, j’imagine que ça varie beaucoup d’une personne à l’autre. Mais pour ma part, j’aime tellement qu’on me parle de Paul, que d’autres personnes valident l’importance de son existence.
Bonjour Typhaine,
Je viens de lire tes lignes, elles sont belles et vraies. L’automne dernier, j’ai accompagnée ma soeur dans la perte de sa petite fille, décédée quelques jours après sa naissance à terme. Un gros mystère, on ne sera jamais ce qui s’est produit dans son ventre qui a mené à cette fin tragique et difficile. Chacun vit son deuil à sa façon, mais je dois te dire que je te trouve admirable d’oser nommer ce que tu as vécu et de prendre l’espace qui t’appartient tout autant qu’au autres. Ma belle-mère qui a aussi perdu un bébé à la naissance, me dit à ce sujet » ce qui s’exprime ne s’imprime pas… » J »ai envie de partager ce que tu nous livres à ma soeur, je crois que tu peux l’aider! Merci!
Merci Julie.
Tant mieux si ta soeur peut retirer quelque chose de ces textes. Je sais que pour moi, lire et entendre les histoires d’autres parents qui font le deuil de leur bébé a été comme une bouée de sauvetage pour survivre à ce qui reste une expérience très solitaire.
Salut Typhaine, je souhaite être une pierre dans ton fortin de solidarité.
Je connais la valeur de se sentir soutenu même si ce ne sont qu’avec quelques mots.
Alors voilà, tient bon et à +.
merci François. Vraiment.
Sans comparer deux choses qui sont très différentes, je peux dire que je me sens comme vous par rapport à la lourdeur des sentiments négatifs. De mon côté, c’était beaucoup moins dramatique, mais tout de même chargé d’émotions négatives. J’ai parlé souvent de ma dépression et du sujet de la dépression en particulier, et j’ai souvent eu à faire face à l’indifférence et à la fuite… Et j’ai aussi eu peur de devenir la personne de qui les gens parlent à voix basse. Mais des fois, il faut que ça sorte. Et votre deuil prendra le temps qu’il doit prendre; il n’y a pas de durée « acceptable » à un deuil. Et en plus, vous n’êtes pas lourde, vous êtes inspirante : c’est très différent!