porter

Il me reste deux semaines de travail. Moins que ça même, puisqu’on est déjà mercredi. Avec cette échéance qui se rapproche rapidement, avec la perspective d’avoir du temps – beaucoup de temps, il me semble – à moi, j’ai senti mon niveau d’énergie remonter. Après l’automne épuisant passé à rêver d’être en congé, pleurant de fatigue sur le chemin du travail, j’ai enfin réussi à retrouver de l’énergie, et même de la motivation, par rapport à mon emploi et à mon emploi du temps.

Dans les dernières semaines, j’ai été surprise de me sentir aussi bien. Émotivement, physiquement.
C’était presque trop beau, trop facile. Même mes moments de tristesse, même mes pleurs étaient plus doux.

Hier soir, après deux journées trop longues – le désavantage de n’avoir que quelques jours de travail restant – je suis tombée sur une superbe médiagraphie « pour une parentalité alternative et proféministe » qui venait d’être mise en ligne par une maman féministe que je connais. J’étais sur le point d’aller me coucher, je n’avais pas l’intention de commencer à explorer les multiples ressources et réflexions présentées dans la liste. J’ai simplement déroulé la page, pour me rendre compte de l’ampleur du travail de compilation effectué. Plein de thèmes intéressants… Je me suis promis de prendre du temps pour lire les textes qui me parlaient le plus plus dès que je commencerais mon congé.

Puis, j’ai vu la section « Portage » et je n’ai pas pu m’empêcher de cliquer sur l’un des liens. Ça m’arrive parfois, de cliquer contre mon bon jugement.

Le site sur lequel je suis atterrie était plein d’informations et de photos colorées de bébé épanouis collés contre la poitrine de leurs parents. J’ai visité quelques sections. Puis, comme si mes doigts étaient aimantés, je me suis retrouvée dans la section « sécurité ». J’ai senti l’angoisse monter en moi.

Le sentiment horrible d’avoir fait une erreur grave. La réalisation, encore une fois, des conséquences de mes erreurs. Le sentiment d’injustice d’avoir voulu bien faire et de me retrouver face à la portée désastreuse de mes gestes. J’ai pleuré sans douceur, avec l’impression de m’étouffer, de manquer d’air. J’ai pleuré d’épuisement, de découragement. Même ce matin, après avoir finalement pu dormir pour essayer de m’échapper de cette réalité, je me sens bouleversée. Juste généralement mal. Mal-à-l’aise-mal-au-coeur-mal-à-l’âme.

Je me demande pourquoi j’ai eu si confiance. Quand j’attendais Paul, j’ai lu beaucoup, j’ai parlé avec des parents, j’ai réfléchi à ce que je voulais, à ce que je ne voulais pas pour mon bébé. Et une des choses que je voulais, c’était de l’écouter, de l’entendre.

Je voulais être à l’écoute de ses besoins. Je voulais profiter du congé parental dont nous allions bénéficier pour créer un univers aussi doux que possible pour notre enfant. Je voulais qu’il soit près de nous, que nous profitions au maximum de ces semaines de proximité ininterrompues.

Nous avons fait exactement ça pendant les quatre semaines que nous avons partagé avec Paul. Il a dormi à nos côtés, fait la sieste dans nos bras ou dans ceux des gens que nous aimons. Je l’ai allaité avec bonheur (et une facilité à laquelle je ne m’attendais pas). Nous l’avons cajolé, embrassé, caressé. Nous lui avons donné tout l’amour qui grandissait en nous avec les jours qui passaient. De ça, je ne regrette rien. Au contraire, je suis infiniment reconnaissante d’avoir eu des semaines postpartum pleines de sérénité, de facilité. Je sais que les choses auraient pu être différentes, que j’aurais pu avoir de la difficulté à m’attacher à Paul, que j’aurais pu vivre l’allaitement autrement, que j’aurais pu avoir des nuits exténuantes et pleines de pleurs. Je suis consciente de la chance que nous avons eue.

Mais je suis loin d’avoir cette sérénité par rapport à ma décision de porter Paul dans une écharpe porte-bébé. Cette pratique fait partie d’un tout que je voulais offrir à Paul. J’avais envie que sa transition dans le monde extra-utérin se fasse le plus doucement possible. Après l’accouchement aux antipodes de la bulle douce et accueillante que j’avais souhaité, je voulais rattraper les choses, je crois. Je voulais que Paul intègre une confiance totale en notre présence pour lui.

C’était l’hiver. Il faisait froid. Il me semblait clair qu’il serait mieux collé contre nous qu’emmitouflé dans une poussette rigide, à tenter de combattre le froid en solo. Alors nous l’avons porté, bien au chaud contre nous. J’avais l’impression d’avoir assez d’informations en main pour que tout soit sécuritaire. J’avais lu un livre là-dessus. J’avais observé les façons de faire d’autres parents. J’avais vérifié si c’était adéquat de porter un bébé de quelques jours seulement. Et à vrai dire, je n’étais pas inquiète pour la sécurité de Paul. Je me sentais pleine de confiance. J’ai grandi en voyant des photos de moi, toute petite, dans un porte-bébé. Ça me semblait normal. Ça me semblait être une pratique tellement répandue partout dans le monde, dans l’histoire, que je sentais une confiance inexplicable dans ce geste d’accrocher mon bébé à moi. Un geste primaire, primate.

Et c’est peut-être le cas. C’est peut-être simple. C’est peut-être sécuritaire. Peut-être que la mort de Paul n’a rien à voir avec le porte-bébé dans lequel il se trouvait, comme elle n’a très probablement rien à voir avec le fait que j’étais en train de l’allaiter quand son cœur s’est arrêté. Peut-être. Mais dans l’incertitude, je n’arrive pas à me détacher du sentiment de responsabilité, de culpabilité, qui m’habite. Peut-être que je n’ai rien fait de travers mais le résultat est là. Peut-être aussi que j’ai fait des erreurs.

Paul avait chaud. On est rentré dans la pharmacie et il s’est mis à pleurer. Je l’ai sorti du porte-bébé et il était chaud et moite. Mais comme j’avais chaud aussi, je ne me suis pas inquiétée de ça. Ce n’est qu’après, bien trop tard, que j’ai su que les cas de mort subite du nourrisson survenaient souvent quand les bébés avaient trop chaud. J’avais compris qu’il fallait faire dormir mon bébé sur le dos, sur une surface dégagée. J’avais appris que l’allaitement était un facteur protecteur (ou, du moins, corrélé avec une incidence plus basse de cas de MSN). Mais je ne savais pas que la température était aussi un élément à surveiller. Si j’avais su, j’aurais fait les choses autrement.

Si j’avais su.
J’aimerais tellement pouvoir retourner à ces moments.
J’aimerais tellement avoir pu faire une erreur, avoir appris sans que le prix à payer ne soit si élevé. Je ne peux m’empêcher d’être jalouse de tous ces parents qui font des erreurs dont les conséquences ne sont pas aussi irréversibles. Je ne peux m’empêcher de me demander, dans les moments de détresse, « Pourquoi moi? »

Je ne sais pas avec certitude si la mort de Paul aurait pu être évitée. Mais je ne peux m’empêcher d’imaginer comment les choses auraient pu être autres.

Je veux continuer d’imaginer ce que la vie aurait été avec Paul à nos côtés.
Porter Paul plutôt que cette angoisse que je connais maintenant.
Pouvoir répondre à l’ostéopathe que oui, je porte mon bébé sur ma hanche gauche et que ça explique peut-être les tensions dans mon dos.

Paul dans mes bras. Paul sur ma hanche. Paul sur mon dos.
Paul qui sourit. Paul qui pleure.
Paul qui apprend à ramper, à marcher.
Paul qui découvre la neige, les rayons du soleil, les oiseaux.

Paul.

 

 

———-

Image : Michele W

7 réflexions au sujet de « porter »

  1. Parfois, il peut être plus supportable de se ronger de culpabilité que d’imaginer que c’est « le hasard », la « force des choses », des éléments que l’on ne contrôle pas et que l’on aurait pas pu contrôler, qui sont à l’origine d’événements terribles…

    Parfois, on préfère culpabiliser.. parce qu’alors, il y aurait une raison valable, une cause rationnelle, compréhensible.

    Peut-être es-tu en mesure d’imaginer que c’est potentiellement ta faute, et peut-être n’es-tu pas en mesure d’imaginer que c’est « la vie » qui t’as pris Paul ?

    Peut-être y-a-t-il un choix à faire entre la pire des injustice, et la pire des culpabilités?

    En tentant autant que possible de t’apporter des pistes, des éléments de réflexions, une prise de hauteur sur tout cela..
    Avec toi de tout coeur.

    Freyja

    • C’est plus simple parfois, de s’accrocher à la culpabilité. Quelqu’une me disait que c’est une des façons de maintenir un lien tangible avec Paul, et ça me rejoint comme explication.

      J’en ai parlé à un autre moment sur le blogue mais je crois que c’est aussi plus facile de faire face à cette culpabilité qu’à l’absence totale d’explication. C’est dur d’essayer de faire la paix avec une situation à laquelle il n’y a aucune explication rationnelle… enfin, je balance encore entre les deux.

      Merci pour tes réflexions
      (et sache que je lis tes textes aussi, même si je ne me sens pas la force de te répondre en ce moment…)

  2. I know there is not a whole lot of comfort in the words of others. This seems almost futile to try to string together words, on this 2 dimensional screen, when I know intimately a different, but equally complex and gut wrenching guilt and regret about my own failure as it relates to Zachary’s illness. When I desperate, I can think of nothing other than going back and making a different decision that day that could have potentially saved him. I would do the last 13 and 1/2 months over again, even if the result for him would be no different. Just to try would be worth it.

    I too wish that my mistake could have resulted in a close-call rather than the irreversible devastation that happened. I am just so sorry, Typhaine. I wish you could go back. Not that it would necessarily change things for Paul. It is just not fair to have to live with these consequences. Ugh… head shaking…helpless to do more than assure you that even a stranger, who feels like she is your friend, in another country, can see how wholly and beautifully you love your sweet boy.

    • Thank you Gretchen.
      It is so much easier to affirm that « you did nothing wrong » to someone else than yourself. After reading yours and Zachary’s story over the past months, i only want to assure you that you did all you should have done. And yet i imagine how these words do not soothe the feeling of guilt that you carry, just like they don’t soothe mine. But what else is there to say? I so wish Zachary were still with you. I wish we didn’t have to ask ourselves these questions…

      As for going back, even if i couldn’t change anything to the outcome, i would love nothing more than to spend a day at home with Paul, feeding him, looking over him, taking in his smell and the softness of his skin… In the end, i suppose it’s that simple. I just miss him.

  3. Je comprend ta réflexion –se promener entre le sentiment de culpabilité totale et l’incompréhension totale– et j’avoue que, si j’y pense bien, pour moi je penche toujours plus du côté de la culpabilité même si mon première réflexe, pour les autres, est de vouloir les déculpabiliser.

    N’empêche, j’ai juste envie de dire, même si je sais que ça change strictement rien, que tu pouvais pas savoir. Non seulement la quantité d’information à absorber est phénoménale mais, en plus, les sources se contredisent. Je me souviens très bien avoir rigolé en attendant S. avec N. en nous promenant entre des sources documentaires françaises, québécoises et américaines quand quelque chose ne nous plaisais pas jusqu’à ce qu’on trouve la source qui disait ce qu’on voulait entendre (évidement, je réalise aujourd’hui que je ne trouverais pas ça drôle pantoute s’il avait falu que quelque chose arrive). Même consulter des spécialistes ne nous met pas à l’abris… Combien de fois ça nous est arrivé d’avoir des réponses contradictoires face à des problèmes ou des situations dont on n’arrivait pas à trouver la source?

    En tout cas. Je devrais peut-être juste passer mon chemin mais ton texte me touche et je m’attendais pas à ça ce matin (moi aussi je clique parfois quand je devrais pas 😉 ).

    Être parent (non même pas, juste la vie), au fond c’est une intense incertitude. On tâtonne, on cherche, on essaie de faire au mieux avec l’info disponible, on essaie de pas trop succomber aux schèmes de culpabilité hérités de notre background judéo-chrétien. Et on réalise pas l’immense privilège qu’on a quand ça se passe bien sans qu’on sache trop pourquoi.

    Privilège. One, two tcheck.

    À+

    Nicolas

    • Rationnellement, je sais que c’est pas possible de tout savoir sur les soins aux bébés et les approches en éducation, et l’alimentation et tout le reste. Et je me suis toujours dit que quand j’aurais des enfants, je voulais me faire confiance, et surtout LEUR faire confiance, les laisser faire des erreurs. J’imagine que ça reste ça l’approche la plus saine… se rappeler que la plupart du temps, il y a plein de façons de faire qui fonctionnent, et que la plupart du temps, les erreurs que l’on fait ne sont pas dramatiques… Je continue mes réflexions là-dessus! Merci d’avoir partagé les tiennes.

      (Pour ce que ça vaut, je crois pas que c’est un privilège, élever des enfants sans catastrophe majeure, ou en tout cas, c’est pas un privilège que je souhaite à qui que ce soit de perdre)

  4. Ping : chaleur et mort subite du nourrisson | le marcassin envolé

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