invisible

Je me rends tout juste compte de la perméabilité de l’espace social que j’occupe, que chacune d’entre nous occupe, entre maman endeuillée, future maman, maman-tout-court. Pendant plusieurs mois, je me suis sentie si profondément ancrée dans l’expérience intense du deuil que j’ai intégré cet aspect de mon vécu à mon identité. Par moments, cette facette de moi a pratiquement occulté toutes les autres, figeant ma perception de moi-même, créant cet auto-portrait endeuillé que j’ai l’impression d’avoir porté avec moi comme une carte de visite, comme un masque.

Ce n’est que tout récemment que j’ai commencé à envisager que l’image que je projette n’est pas/plus uniquement celle du deuil et de la perte de Paul. Sa mort et l’impact profond de cet événement sur le cours de ma vie n’est pas inscrit en toutes lettres sur mon front. J’ai gardé quelques cheveux blancs et les marques indélébiles de ma grossesse. J’ai tracé son passage dans ma vie à l’encre sous ma peau. Mais rien n’indique de manière évidente au monde l’intensité avec laquelle Paul m’habite.

En prenant conscience de cela, je prends aussi conscience du fait que les autres non plus ne portent pas forcément leurs douleurs, leurs deuils et leurs expériences sur un étendard. Particulièrement parmi ces personnes dont les sourires m’ont tant remué dans les mois qui ont suivi la mort de Paul, tous ces nouveaux parents à l’air béat, serrant leurs nouveaux-nés dans leurs bras, accompagnant leurs petits dans les parcs, poussant des poussettes avec fierté. Bien sûr certain-e-s ont le privilège de ne jamais avoir eu à faire face à la mort, la maladie, la peur. Mais d’autres portent assurément ce bagage invisible mais pesant.

Mardi, à la fin de mon cours de yoga, nous avons fait quelques minutes de méditation guidée par des images. La prof nous a d’abord fait choisir une image qui nous inspirait parmi un jeu de petits formats de l’artiste Amanda Greavette. Je ne connaissais pas son nom mais j’ai reconnu ses peintures, pour en avoir vu des reproductions à la maison de naissance. Ce sont des images magnifiques de grossesse, de naissance, qui mettent en lumière les changements corporels et les émotions intenses qui accompagnent ces expériences. J’ai eu de la misère à sélectionner une seule image pour l’exercice qui nous était proposé. Devant ces représentations diverses et inspirantes, je me suis promis de prendre le temps de les retrouver en ligne pour pouvoir les observer plus longuement.

Ce n’est pas surprenant, Greavette illustre principalement des naissances physiologique dans des contextes positifs. Elle-même mère de cinq enfants, elle met de l’avant des scénarios de naissance alternatifs au modèle médical en vigueur en Amérique du Nord. Mais au milieu de ces femmes femmes accouchant dans des bains et des champs, l’air épuisé mais épanoui, d’autres expériences sont aussi représentées, notamment, ce qui semble être un accouchement par césarienne, ou autre accouchement médicalisé.

Et puis cette image, cadrant a priori dans le thème privilégié par Amanda Greavette, si ce n’est du visage grave de Ruth. Sur le blogue de celle-ci ainsi que sur celui de l’artiste, on est invité-e à comprendre ce qui habite cette femme, ce qui lui impose ce visage résigné. Au moment de la photo qui a servi de modèle pour la toile, elle venait d’apprendre que l’enfant qu’elle portait souffrait d’anencéphalie. Quelques semaines plus tard, elle allait mettre au monde sa fille Lucy, et l’accompagner pendant ses premières et dernières heures.

Une histoire tellement triste mais magnifique à la fois, un récit pourtant invisible si on ne s’attarde pas à chercher dans le détail des yeux, à se questionner sur les tournesols qui décorent le ventre de cette mère qui fait ses premiers pas dans le deuil… Alors que je m’apprête à entrer en scène dans ce rôle qui semblera à plusieurs comme celui, typique, de la nouvelle maman, je veux continuer à porter attention à ces détails, à déchiffrer les regards, à être ouverte aux expériences multiples qui sont camouflées derrière les apparences parfois trompeuses. Je veux me donner l’opportunité d’entendre les voix derrière les masques, les mots derrière les images.

Comme ceux de cette maman, Ruth, écrits avant la naissance de sa fille :

I will only get to see you for a minute, an hour or hopefully a day or two… but you have to know my dear, that every moment you are inside my womb, every vibrant movement you make, every hiccup you take… I cherish. and I love you and always will. I wish you could be with us always, but even though you won’t be with us long.. you will always be there, our little light, our little Sunflower.

 

Une réflexion au sujet de « invisible »

  1. Ma cousine a eu à faire face à ce genre de situation… Ça doit être tellement difficile! Je crois que tous les deuils sont difficiles; c’est un processus tellement mystérieux et essentiel… Merci d’avoir partagé! Les oeuvres sont tellement belles…

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