(re/dé)faire son deuil

Je ne sais plus trop où j’avais entendu ça. « Si on ne fait pas son deuil au moment où on devrait le faire, il reviendra s’imposer plus tard dans notre vie » — ou quelque chose de ce genre là.

Je ne me rappelle pas qu’on m’ait dit cela directement, mais l’idée m’a suivie longtemps. Je me souviens, ado, être restée éveillée le soir, à me demander sincèrement si j’avais ou non « fait mon deuil », si je risquais de le voir surgir sans l’avoir vu venir, s’il risquait de se matérialiser comme un mur dans lequel je foncerais, inévitablement, à pleine vitesse. J’imaginais le deuil comme quelque chose qui m’était extérieur, une entité sur laquelle je n’avais pas d’emprise. Je l’envisageais comme quelque chose de quantifiable; je croyais que si je le faisais « bien », j’en arriverais à bout. Comme un livre dont j’aurais parcouru toutes les pages, je pourrais le ranger, satisfaite d’avoir compris ce qu’il y avait à y comprendre.

Je n’ai jamais fini le livre, il y a bien fallu finir par en faire le constat. Mais je n’ai jamais vraiment foncé dans le mur non plus. Les deuils, mes deuils, vont et viennent, se laissent oublier pour mieux s’imposer plus tard.

Quand Paul est décédé, tout est devenu plus compliqué, plus difficile. Des petites choses banales — croiser une poussette en allant au marché — aux plus profondes — tenter de donner du sens à toute cette solitude, par exemple.

Au cours de ces mois de naufrage, j’ai revisité le vide laissé par la mort de mes parents. Face à l’anéantissement de vivre sans mon bébé, ce vide était plus grand, plus béant, plus . Le deuil de l’un nourrissait le deuil des autres, peut-être. Ou simplement, l’absence de mes parents était criante à ce moment de ma vie où j’aurais voulu me blottir dans un nid et ne plus jamais avoir à affronter le monde.

Depuis deux ans, petit à petit, j’ai apprivoisé le vide sans fin qu’a laissé Paul dans ma vie. J’ai intégré son absence à mon existence, à ce que je suis. Je me suis réaccoutumée à vivre sans mes parents aussi. Petit à petit, l’ensemble de ces faits, de ces deuils, s’est coagulé en un tout qui m’habite, qui me façonne. Ma peine n’occupe plus le premier plan de mon quotidien. Elle continue d’exister, en filigrane des heures et des jours qui coulent, teintant certains moments plus profondément que d’autres.

La peine s’adoucit, le vide se transforme. Ce ne sont plus les mêmes moments qui déclenchent des tourbillons en moi, et il ne s’agit parfois que de petits coups de vent, rappels presque doux de l’absence. C’est parfois de toutes petites choses qui mettent en relief l’espace vide qu’auraient dû occuper mes parents. Des questions, souvent.

Essayer de coucher Aimé qui résiste au sommeil, me souvenir vaguement avoir entendu que moi aussi, j’étais difficile à endormir. Avoir envie de me faire raconter.

Manger une salade de tomates concoctée à la manière de celles que faisait ma mère tous les étés. Des tranches de tomates disposées à plat sur une grande assiette, du persil, la vinaigrette qui se mêle au jus des tomates mures. Prendre mentalement la résolution d’en faire moi aussi.

Apercevoir un oiseau de proie au dessus de l’autoroute. Me souvenir de ces moments où mon père identifiait les oiseaux, parfois en un coup d’œil, parfois en comparant longuement les illustrations de son guide, nous parlant de ses collègues ornithologues qui auraient pu trancher sans hésitation. Regretter de n’avoir presque rien retenu.

Dire à la nouvelle gardienne d’Aimé qu’on ne lui chante pas beaucoup de berceuses. Me dire que j’aimerais entendre ma mère lui chantonner des airs que j’ai oubliés.

Parfois, les moments sont moins anodins, plus intenses et douloureux. Comme la semaine dernière, lors d’une soirée pour célébrer les 90 ans de ma grand-mère. Presque toute la famille y était. Parmi ses vingt-et-un petits enfants, il ne manquait qu’un de mes cousins et mon frère.

Après le repas, la séance de photos pour immortaliser l’événement s’est organisée autour d’un grand cadre derrière lequel chaque famille, regroupée autour de l’une de mes tantes ou de l’un de mes oncles, essayait de rentrer. Alors que j’attendais, me demandant si j’allais tirer Aimé et P. pour une photo où on aurait pas besoin de se serrer, j’entends derrière moi: « Ça rentre pas, on est trop de monde! »

Ça allait à peu près jusque là, mais je ne sais pas pourquoi, cette exclamation m’a transpercée. Elle a rendu tellement évident mon impression de solitude. J’ai eu envie de me sauver, de disparaitre.

Mais la lumière baissait, la séance de photos tirait à sa fin, et il y avait au moins une photo dans laquelle j’avais ma place, avec deux cousines que je vois plus comme des sœurs. À nous trois, accompagnées des amoureux et enfants qui partagent nos vies, nous remplissions largement le cadre. J’ai retenu mes larmes. Habitée par des sentiments contradictoires, tiraillée entre cette solitude difficile à partager et la gratitude de me savoir bien entourée malgré tout, j’ai forcé un peu pour sourire.

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